Commentaire d'un texte

de Kierkegaard

 

" Le sérieux comprend que si la mort est une nuit, la vie est le jour,
que si l'on ne peut travailler la nuit, on peut agir le jour, et comme le
mot bref de la mort, l'appel concis, mais stimulant de la vie, c'est:
aujourd'hui même. Car la mort envisagée dans le sérieux est une
source d'énergie comme nulle autre; elle rend vigilant comme rie
n d'autre. La mort incite l'homme charnel à dire : "Mangeons et
buvons, car demain, nous mourrons". Mais c'est là le lâche désir de
vivre de la sensualité, ce méprisable ordre des choses où l'on vit pour
manger et boire, et où l'on ne mange ni ne boit pour vivre. L'idée de
la mort amène peut-être l'esprit plus profond à un sentiment
d'impuissance où il succombe sans aucun ressort ; mais à l'homme
animé de sérieux, la pensée de la mort donne l'exacte vitesse à
observer dans la vie, et elle lui indique le but où diriger sa course. Et
nul arc ne saurait être tendu ni communiquer à la flèche sa vitesse
comme la pensée de la mort stimule le vivant dont le sérieux tend
l'énergie. Alors le sérieux s'empare de l'actuel aujourd'hui même; il
ne dédaigne aucune tâche comme insignifiante; il n'écarte aucun
moment comme trop court. "

Kierkegaard

 
 

 

Introduction

Nos contemporains évitent soigneusement de penser à la mort, comme s'ils devaient, en y pensant, perdre le goût de vivre. Mais est-ce bien sérieux de leur part ?

Kierkegaard, qui consacra, au début du siècle dernier, l'essentiel de sa pensée tant théologique que philosophique à l'existence, montre l'inconséquence d'une telle conduite : c'est en prenant au contraire la mort au sérieux que nous serons à même d'exister vraiment. 

Telle la thèse qu'il développe dans un passage de l'une de ses oeuvres, passage que nous nous proposons d'étudier de façon, si besoin était, de remettre nos pendules à l'heure, celle du véritable impact sur nos vies du fait de savoir que nous mourrons tous un jour.

 

 

Analyse globale du texte

La réflexion de Kierkegaard porte, ainsi que nous venons de l'indiquer, sur la pensée de la mort. Cette pensée intéresse Kierkegaard moins en elle-même qu'en raison du rôle existentiel qu'elle est amenée, selon lui, à jouer.

Philosophe de l'existence, Kierkegaard est en effet soucieux moins de penser la mort elle-même que de savoir comment nous pourrions vivre le mieux possible, sachant que nous devons mourir. Il se demande ainsi quelle est la façon dont la pensée de la mort devrait nous inciter à vivre pour peu que nous nous comportions en gens sérieux.

Selon lui la pensée de la mort devrait stimuler les gens sérieux à vivre intensément les moments qu'il leur est donné de vivre, ceux de l'instant présent. S'il ne partage pas ainsi le défaitisme des pessimistes, que la pensée de la mort paralyse, il se démarque toutefois ce ceux qui auraient la légèreté d'esprit de penser que l'on peut tromper la mort en s'adonnant aux plaisirs de la chair.

 

Pour montrer que la pensée de la mort, si on la prend au sérieux, est le ressort de la vie, thèse qu'il commence par énoncer (l. 1-6), Kierkegaard démarque l'attitude de celui qui prend la mort au sérieux (l. 11-18) non seulement de l'attitude de celui que la pensée de devoir mourir pousserait stupidement à s'étourdir dans les plaisirs charnels (l. 6-9) mais aussi de l'attitude de celui qui, moins superficiel mais tout aussi inconséquent, se laisserait aller par désespoir à l'inaction, et cesserait ainsi de vivre avant même de mourir (l. 9-11).

 

 

Analyse linéaire du texte

Kierkegaard, dont le but est de montrer que la vie exige non que l'on fasse comme si l'on ne devait jamais mourir, mais, au contraire, que l'on pense à la mort, commence par développer son idée. En la mettant au compte de celui qu'il appelle "le sérieux", il l'énonce d'abord (l. 1-4) et la justifie ensuite (l. 4-6). Ce n'est que par la suite, rappelons-le, qu'il la démarquera de celle de celui qu'il appellera alors "l'homme charnel" avant de la démarquer de celle de "l'esprit plus profond", enclin au désespoir. Kierkegaard expose d'abord son idée relative à la pensée de la mort au moyen d'une métaphore dont il explicite immédiatement le sens. "Le sérieux, dit-il, comprend que si la mort est une nuit, la vie et le jour". La nuit étant le symbole de la fin de vie, de l'absence de toute activité et ainsi de la mort, le jour étant, quant à lui, le symbole de la vie, active par nature, cela veut dire, et Kierkegaard le dit, que le sérieux comprend "que si l'on ne peut travailler la nuit, on peut agir le jour, et comme le mot bref de la mort, l'appel concis mais stimulant de la vie, c'est : aujourd'hui même." Kierkegaard veut dire par là que le message que la mort délivre au vivant qui pense vraiment à elle, manifestant ainsi son sérieux, est clair : la vie ne saurait attendre, il faut agir tant qu'il est temps, dès à présent, au jour qu'il nous est donné de vivre, "aujourd'hui" ! Par où l'on voit que la pensée de la mort peut être dite par Kierkegaard "le stimulant de la vie", en ceci qu'elle incite l'homme à agir sans remettre à un plus tard hypothéqué par la mort ce qu'il peut faire tant qu'il est encore en vie. Différer la réalisation de ce qui est à sa portée dans l'instant présent ferait courir le risque de ne jamais plus pouvoir le faire. Ce ne serait pas sérieux; ça ne serait pas conséquent. Voilà ce que veut dire Kierkegaard.

Illustrons son propos. Que penserions-nous d'un père de famille qui négligerait d'assurer le bien-être des siens en souscrivant une assurance vie ? Nous penserions qu'il a tord d'ignorer qu'il peut mourir à tout moment. Nous dirions qu'il n'est pas sérieux !

Eclairés par l'exemple du père de famille, nous serons mieux à même de comprendre l'explication que donne Kierkegaard de ce qu'il vient d'affirmer concernant ce que comprend l'homme qui prend la mort au sérieux. Il comprend que la mort est le stimulant de la vie "car, dit-il, la mort envisagée dans le sérieux est une source d'énergie comme nulle autre; elle rend vigilant comme rien d'autre." Le père de famille qui sait qu'il n'est pas à l'abri d'un accident aura le courage de prendre, comme on dit, ses dispositions pour que les siens que la mort épargnerait ne soient pas eux-mêmes victimes de sa propre mort, si celle-ci devait les priver des ressources que sa présence active leur assure. Nous pourrions tirer profit ici de la relecture d'une fable célèbre de Jean De Lafontaine, la fable de la cigale et la fourmi. La fourmi est le type même du sérieux. Elle n'attend pas la veille de l'hiver pour faire des provisions. Elle se met au travail dès le printemps, à la différence de la cigale, désinvolte, qui "attend que la bise soit venue pour aller crier famine chez la fourmi sa voisine". Il lui a manqué de penser à l'hiver. Elle n'a, du coup, pas été vigilante, et a manqué du courage nécessaire pour agir en tant voulu, pour travailler à la satisfaction de ses besoins sans attendre de les éprouver. On comprend dès lors que Kierkegaard puisse dire que "la mort envisagée dans le sérieux est une source d'énergie comme nulle autre" et qu'il l'explique en disant qu' "elle rend vigilant comme rien d'autre." Rien ne saurait en effet nous pousser davantage à agir sans délai que l'éventualité de ne plus jamais pouvoir le faire. Reconnaissons-le : quand on pense que l'on a encore du temps devant soi, on est tenté de remettre à plus tard ce que l'on pourrait faire le jour même. On omet alors de faire ce que l'on aurait pu faire sur le moment. Et on l'omet effectivement parce que l'on manque alors de vigilance. Ce n'est qu'après coup que l'on se rendra compte que l'on ne pourra plus jamais faire ce que l'on a négligé de faire en temps voulu. Force nous est bien de devoir reconnaître avec Kierkegaard que cela ne nous serait pas arrivé si nous avions alors pensé à la mort.

 

Kierkegaard ne se contente pas de décrire et d'expliquer le comportement de l'homme sérieux qui, conscient d'être mortel et conséquent avec lui-même, accomplit sur le champ ce qu'il lui faut faire sans attendre. Il démarque son comportement, caractérisé d'entrée d'analyse par son sérieux, de celui de ceux dont on peut penser qu'ils ne le sont pas, qu'il s'agisse de "l'homme charnel" qui ne l'est pas du tout ou même de "l'esprit" qui est "plus profond" mais qui ne l'est pas encore assez.

De l'homme qu'il qualifie de "charnel", Kierkegaard dit que la mort l'incite à dire : "Mangeons et buvons car demain nous mourrons". En lecteur assidu et averti de la Bible, Kierkegaard ne souvient du passage du livre de l'Ecclésiaste où le sage, désabusé, commence par constater que, soumis à la mort, tout est vanité et qu'en conséquence "il n'y a rien de meilleur pour l'homme que de manger, de boire et de goûter le bien-être..." (Qo 2, 24). Dire qu'il n'y a rien de meilleur, ce n'est pas dire pour autant que ce soit un comportement recommandable. Kierkegaard, comme l'Ecclésiaste le fait dans la suite de son livre, s'empresse de fustiger un tel comportement qui a pour effet de réduire l'homme à son seul être charnel, la chair désignant la source et l'objet des désirs vitaux dans la tradition judéo-chrétienne, tradition dans laquelle s'inscrit la pensée religieuse de Kierkegaard. "Mais c'est là, dit Kierkegaard, le lâche désir de vivre la sensualité, ce méprisable ordre des choses où l'on vit pour manger et boire, et où l'on ne mange ni boit pour vivre." Réminiscence de Molière ? Peu importe. La critique est aussi claire que vive. Kierkegaard sait de quoi il parle. N' a-t-il pas consacré une partie de son oeuvre à penser l'existence consacrée à la recherche du plaisir? Or il l'a conçue comme constitutive d'un stade sur le chemin de la vie, le stade esthétique, qui ne saurait tenir ses promesses de vie. N'est-il pas d'ailleurs purement et simplement absurde de vouloir faire de la satisfaction des besoins biologiques, qui n'est qu'un moyen de rendre la vie possible, une fin en soi, ce que Kierkegaard fait observer lorsqu'il parle d' "ordre méprisable des choses" ? Comment ne pas évoquer ici la sagesse hédoniste d'Epicure et de ses émules? En évaluant toutes choses en fonction du seul plaisir qu'elles nous procurent et en réduisant notre être à un assemblage matériel d'atomes voué à la désagrégation, Epicure croyait pouvoir évacuer comme vaine le pensée de la mort. Ses détracteurs ne s'y étaient pas trompés : le "maître du jardin" proposait une sagesse bonne pour les pourceaux. Sous prétexte de calmer la peur que la mort et les dieux nous inspirent, au lieu de développer le courage qu'elle requiert, ne proposait-il pas au fond un "lâche" repli de l'esprit dans le corps ? A quoi bon d'ailleurs nourrir un corps voué à la mort ? N'allons pas croire pour autant qu'il faille mépriser la sensibilité et que Kierkegaard le fasse. Il n'en dénonce que la déchéance, lorsqu'elle devient pure sensualité. Si manger pour se sentir bien et pouvoir ainsi agir au mieux de ses potentialités est une bonne chose, que la pensée de la mort peut nous inspirer de faire, par contre ne songer qu'à s'empiffrer relève, reconnaissons-le, d'une régression au stade animal. Le porc a du moins l'excuse de ne pas savoir qu'il doit mourir, et qu'il aurait sans doute mieux à faire que plonger son groin à longueur de journées dans l'auge à laquelle son appétit le lie.

Avant de reparler de "l'homme animé de sérieux" dont le comportement sensé contraste avec celui, insensé, de l'homme charnel, Kierkegaard évoque brièvement l'attitude que pourrait être tenté d'adopter celui qui, recouvrant ses esprits, comprendrait que la chair voue à la mort celui-là même qui voudrait lui échapper en se fiant à elle. "L'idée de la mort amène peut-être l'esprit plus profond à un sentiment d'impuissance où il succombe sans ressort", concède Kierkegaard tout en présentant cette possibilité comme n'étant qu'une simple éventualité, et ainsi, en aucune façon une fatalité. Voir plus loin que le bout de la seule sensibilité, en découvrant la vanité du change que la sensualité prétend offrir à la pensée de la mort, peut conduire au désespoir. Kierkegaard le sait bien, lui qui a consacré tout un traité, le Traité du désespoir, à ce sentiment tragique de la vie auquel peut conduire la certitude de devoir finalement mourir, quoi que l'on fasse. On ne saurait en effet convaincre de manquer de sérieux, à l'instar de "l'homme de la chair", celui à qui le désespoir interdit toute lutte pour la vie et qui "succombe sans aucun ressort", celui autrement dit que plus rien ne parvient à intéresser à la vie. Mais on ne peut pas dire non plus qu'il aille jusqu'au bout de "la pensée de la mort". Bien qu'il soit moins superficiel que l'homme de la chair, cantonné dans une sensibilité à fleur de peau, l'homme désespéré manque encore de la profondeur qui caractérise "l'homme animé sérieux", dont il faut décidément reparler pour bien comprendre que la pensée de la mort ne saurait que pousser à vivre. C'est ce que fait Kierkegaard sans s'arrêter dès lors au cas de "l'esprit plus profond" que la pensée de la mort accable. Ne lui manque-t-il pas en effet de considérer sérieusement les conséquences logiques de la certitude qu'il a de devoir mourir ?

"Succomber sans ressort", n'est-ce pas au fond rendre les armes avant même que le grand combat, celui de la vie, n'ait été mené ? N'est-ce pas mourir en quelque façon avant l'heure ? Voilà précisément, si l'on en croit Kierkegaard, ce à quoi se refuse celui qui prend vraiment au sérieux le fait qu'il doit mourir. "Mais à l'homme sérieux", dit Kierkegaard qui reprend ainsi son idée de départ, "la pensée de la mort donne l'exacte vitesse à observer dans la vie, et elle lui indique le but où diriger sa course." Affirmation qu'il renforce en reprenant l'argument qui était déjà le sien initialement lorsqu'il disait que "la mort envisagée dans le sérieux est une source d'énergie comme nulle autre." Utilisant une métaphore chère à Nietzsche, celle de l'arc tendu, Kierkegaard poursuit en disant : "Et nul arc ne saurait être tendu ni communiquer à la flèche sa vitesse comme la pensée de la mort stimule le vivant dont le sérieux tend l'énergie. Alors le sérieux s'empare de l'actuel aujourd'hui même; il ne dédaigne aucune tâche comme insignifiante; il n'écarte aucun moment comme trop court." En d'autres termes, qui ramènent ceux de Kierkegaard à l'essentiel de ce qu'il veut dire, celui qui pense qu'il doit mourir et qui agit en conséquence sait ce qui lui reste à accomplir et il s'emploie sans tarder à le faire. Rien ne saurait autant l'inciter à agir que l'exacte conscience qu'il a de pouvoir à tout instant être à jamais incapable d'entreprendre quoique ce soit. Reprenons l'exemple du père de famille qui réaliserait non seulement qu'il lui faudra un jour quitter les siens, mais aussi que ce jour est peut-être imminent. Il n'aura de cesse de faire immédiatement tout ce qui est encore en son pouvoir pour ne pas les laisser désemparés. Il saura les dispositions à prendre pour ne pas être lui-même pris au dépourvu. On a tout lieu de penser, avec Kierkegaard, qu'il fera mieux que de prendre ce qui pourrait être un dernier repas bien arrosé. Il aura envie d'exister pleinement dans le temps qui lui reste à vivre, en agissant de façon responsable, et non de se laisser aller au désespoir.

 

Recherche de l'intérêt philosophique du texte

Les observations de Kierkegaard sur les effets stimulants de la pensée de la mort ne sauraient nous laisser indifférents. Nous vivons à une époque qui s'ingénie à nous faire oublier que nous sommes tous appelés à mourir, en nous épargnant tout contact direct avec la mort. On s'arrange pour faire décéder nos proches dans les hôpitaux. On fait disparaître leur cadavre au plus vite et on les dépose dans des lieux hors les murs de nos cités où ils ne risquent pas de nous imposer leur présence. Si l'on nous épargne ainsi le désespoir, on nous pousse à noyer à l'avance tout chagrin dans les mille et une petits plaisirs de la vie, en nous dispensant malencontreusement de nous engager sur les grands chantiers de l'existence, ceux qu'appelle la conscience de notre fragilité commune. Reconnaissons à Kierkegaard le mérite de dénoncer notre manque de sérieux. Nous vivons bien souvent comme si nous devions ne jamais mourir, mais, ce faisant, nous en oublions de vraiment vivre, en manquant d'attention à l'essentiel. Et lorsqu'un proche nous quitte, nous regrettons amèrement de ne pas avoir vécu avec lui ce que nous savons ne plus pouvoir jamais vivre avec lui.

Mais les observations pénétrantes de Kierkegaard n'ont pas pour unique intérêt de nous faire prendre conscience de notre grave manque de sérieux. Elles ont également le mérite de prendre le contre-pied d'une idée largement répandue, en laquelle s'enracine tout pessimisme, l'idée selon laquelle la mort ôterait tout sens à l'existence. A quoi bon vivre, pense-t-on volontiers, si c'est pour mourir. Le fait est que nous mourrons. Et Kierkegaard en encourageant la prise au sérieux de la pensée de la mort ne fait rien moins que le rappeler à quiconque voudrait l'oublier. Mais il tire ce qui est peut-être la vraie leçon de notre commune destinée : si nous savons que nous devons mourir, alors vivons et n'attendons pas demain pour le faire ! Et il n'y a pas d'autre manière pour nous humains d'honorer la vie, à laquelle nous tenons d'autant plus qu'elle peut nous être enlevée à tout moment, qu'en ne dédaignant effectivement, comme le dit Kierkegaard, "aucune tâche comme insignifiante". Que l'on ne s'y méprenne donc pas, en commettant "l'erreur de l'homme de chair", il ne s'agit pas de profiter de la vie en consommateurs des plats qu'elle nous tend sous prétexte qu'ils ne repasseront pas. Il s'agit mettre notre vie à profit pour qu'elle soit toujours plus belle, plus juste, le plus gratifiante possible pour tous.

Il nous semble manquer toutefois un complément qui serait à verser au dossier ouvert par les considérations de Kierkegaard, dont on peut imaginer d'ailleurs que Kierkegaard lui-même serait tout disposé à l'inclure. Si l'esprit de sérieux discrédite indiscutablement l'aveuglement de ceux qui s'adonnent aux plaisirs de la chair comme de ceux qui désespèrent de la vie, il ne saurait pour autant définir à lui seul le rapport idéal de l'homme à la mort. Comme Hegel l'a bien vu, la conscience humaine est de nature à défier la mort en cessant de la prendre trop exclusivement au sérieux. Seul celui qui a une mentalité d'esclave peut envisager sereinement de travailler tout le jour pour rester en vie. L'homme libre est celui qui se montre capable d'aller au-devant de la mort en sacrifiant sa vie. Socrate qui accepte sereinement de mourir peut passer pour un fou. Et il l'est dans une grande mesure, celle à laquelle on apprécie le sérieux d'un homme. Jésus-Christ, en allant délibérément au devant d'une mort certaine sans rien faire pour se l'épargner ne se comporte pas comme quelqu'un qui prendrait la mort au sérieux. Kierkegaard est le premier a reconnaître la supériorité du stade religieux sur le stade éthique que définit précisément l'esprit de sérieux. Il lui manque simplement de s'en souvenir et de relativiser ainsi l'abrupt de sa position en faveur de la prise au sérieux de la pensée de la mort. S'il est fou de se sacrifier, n'est-ce pas à l'échelle misérable de nos vies étriquées. Socrate n'a pas satisfait aux exigences traditionnelles de la cité antique et il en est mort prématurément. Mais il continue de vivre aujourd'hui grâce à l'esprit que sa détermination a insufflé à la philosophie. Jésus a bravé les autorités qui veillaient au respect de la Loi de son peuple. Il en est mort lui aussi prématurément, bien plus jeune que Socrate. Mais, aujourd'hui encore, des milliards d'humains trouvent, grâce au sacrifice qu'il a fait de sa vie, un sens à la leur. Folie pour les païens, dira Saint Paul. Sagesse divine, devons-nous reconnaître.

 

Conclusion

En donnant à penser l'impact positif de la prise en compte de la nécessité de devoir mourir sur ceux qui la prennent au sérieux, Kierkegaard a le mérite de nous tirer de la torpeur débilitante de notre époque, portée à faire son deuil de la mort. Nous l'avons reconnu.

Il nous permet conjointement de dénoncer l'erreur que nous pourrions être tentés de commettre en pensant que la mort ôte tout sens à l'existence. Nous l'avons également reconnu après avoir examiné de près le passage de son oeuvre où il parle de la prise au sérieux de la pensée de la mort.

Nous ne saurions toutefois adopter sans réserve le présupposé qui commande ses analyses. Prendre au sérieux la mort n'est pas forcément ce qu'il y a de plus sérieux. Pourquoi ne la défierait-on point, en acceptant de se sacrifier pour que la vie des autres, de ceux qui nous suivront, gagne un peu plus de terrain sur elle ? Y a-t-il une plus grande preuve de prise au sérieux du lien qui nous unit aux autres et qui nous lie à eux, et qui est celui de la vie de demain et pas seulement d'aujourd'hui, que de donner sa vie pour eux ?

 

 

© M. Pérignon, novembre 1999