" L'usage qu'un homme fera de son corps est transcendant à

l'égard de ce corps comme être simplement biologique. Il n'est

pas plus naturel ou pas moins conventionnel de crier dans la

colère ou d'embrasser dans l'amour que d'appeler table une

table. Les sentiments et les conduites passionnelles sont

inventés comme les mots. Même ceux qui, comme la paternité,

paraissent inscrits dans le corps humain sont en réalité des

institutions. Il est impossible de superposer chez l'homme une

première couche de comportements que l'on appellerait

"naturels" et un monde culturel ou spirituel fabriqué. Tout est

fabriqué et tout est naturel chez l'homme, comme on voudra

dire, en ce sens qu'il n'est pas un mot, pas une conduite qui ne

doive quelque chose à l'être simplement biologique - et qui en

même temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, ne

détourne de leur sens les conduites vitales, par une sorte

d'échappement et par un génie de l'équivoque qui pourraient

servir à définir l'homme. "

 Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception (1945)

 

C'est en suivant l'enseignement de Husserl (1859-1939) que Merleau-Ponty (1908-1961) entreprend de décrire l'univers de la perception. C'est alors qu'il rédige son grand ouvrage, la phénoménologie de la perception, en 1945.

Lorsque que Merleau-Ponty cherche à savoir si l'utilisation que l'homme a de son corps ne dépasserait pas ce corps comme être simplement biologique, il découvre que l'association de la nature et de l'invention, autrement dit de la culture, est indispensable pour définir l'homme et ses comportements.

Nous prendrons connaissance du passage où il expose les raisons qui le conduisaient à dire que l'homme se définit conjointement à partir de la nature et de la culture, de façon à cerner au mieux le problème qu'il traite ainsi.

 

La réflexion de Merleau-Ponty porte donc sur l'utilisation que l'homme fait de son corps. Chez Merleau-Ponty, la réflexion sur le corps est au coeur du questionnement philosophique. Pour Merleau-Ponty, l’homme n’est pas une " substance pensante ", ainsi que le définissait Descartes. Il est un mixte, une conscience impliquée dans le monde, un " je perçois " et non pas un " je pense " désincarné.

Merleau-Ponty se demande si la façon dont l'homme utilise son corps n'irait pas au-delà des fonctions de ce corps au point de l'arracher à une existence qui serait purement biologique.

Il pense que l'homme fait un usage de son corps " qui dépasse ce corps comme être simplement biologique ". Dans l'usage que l'homme fait de son corps, il y aurait toujours une part d'invention, de fabrication, de telle sorte qu'on ne saurait séparer en lui ce qui est naturel de ce qui est fabriqué et réciproquement.

Merleau-Ponty commence par énoncer sa conception de la transcendance de l'homme à l'égard de son être purement biologique (lignes 1 à 2). Ensuite il illustre sa conception (lignes 3 à 8) en montrant que les sentiments et les conduites passionnelles ne sont pas naturels, qu'ils sont grandement conventionnels. De ces constats, il déduit que s'il est impossible d'affirmer que tout est fabriqué et que tout est naturel chez l'être humain, on ne peut pas en conséquence séparer en lui ce qui est naturel de ce qui est culturel. Ce sont les deux, ensemble, qui sont constitutifs en l'homme de ce qu'il est (lignes 8 à 17).

 

Merleau-Ponty, qui a pour but de montrer que l'homme a une utilisation de son corps qui ne se réduit pas à un usage simplement biologique, commence par énoncer son idée : " l'usage qu'un homme fera de son corps, dit-il, est transcendant à l'égard de ce corps comme être simplement biologique ". Que faut-il entendre par là ? Merleau-Ponty veut dire que l'homme, en prenant ses distances à l'égard de ce qui, en lui, est inné, donne naissance à quelque chose de nouveau, que ne sauraient expliquer les lois naturelles, celles que mettent en évidence des sciences de la vie. Par où l'on voit que Merleau-Ponty affirme d'entrée de jeu que rien chez l'homme n'existe à l'état purement naturel, sous une forme qui ne porterait pas sa marque propre, celle d'une transformation du donné initial. Le corps, comme réalité strictement biologique, ne saurait à lui seul expliquer l'usage que l'homme fait de lui. Par contre la transformation de la nature par la culture permettrait de le faire.

Après avoir énoncé la thèse que nous venons de commenter, Merleau-Ponty va donner quelques exemples pour l'illustrer. " Il n'est pas plus naturel ou pas moins conventionnel de crier dans la colère ou d’embrasser dans l'amour que d'appeler table une table ", affirme-t-il. Il démontre déjà par cette comparaison que les attitudes humaines que l'on serait tenté de considérer comme spontanées et donc naturelles, ne sont pas plus naturelles que les produits de l'invention humaine que sont manifestement les mots. Appeler table une table n'a rien de naturel. Entre la table et le mot qui la désigne n'existe visiblement aucun lien de parenté : elle sera d'ailleurs désignée par d'autres mots dans d'autres langues ! C'est l'histoire de la langue française, qui est une réalité d'ordre culturel, qui expliquerait les raisons qui ont pu conduire à la désigner ainsi. En comparant le fait de crier dans la colère ou d’embrasser dans l'amour ou de dénommer " table " une table, Merleau-Ponty rompt avec l'idée que nous pourrions avoir du caractère spontané, inné, et donc naturel de nos conduites affectives les plus élémentaires. Reconnaissons nous-mêmes la pertinence de son observation : selon les milieux sociaux et les civilisations, il sera ou ne sera pas convenable de " crier dans la colère ". Un diplomate se gardera bien de laisser transparaître son profond désaccord, sa colère intérieure ! Par contre, un enseignant n'hésitera pas à se mettre en colère et à élever le ton alors même qu'il n'éprouve aucune véritable colère, ceci dans le seul but d'éveiller son élève à la conscience de sa faute. S'il est coutumier en France de traduire son affection par des baisers et des étreintes, ce n'est point le cas chez nos voisins allemands. Force nous est donc de reconnaître que les conduites apparemment les plus naturelles sont en fait largement conventionnelles. Après l'avoir montré dans deux cas de figures, celui d'une émotion, la colère, et celui d'un sentiment, l'amour, Merleau-Ponty peut dès lors affirmer en se plaçant à un point de vue général que : " les sentiments et les conduites passionnelles sont inventées comme les mots. " On pourrait toutefois être tenté d'objecter à Merleau-Ponty qu'en évoquant les conduites affectives sujettes aux variations de mœurs, il a méconnu l'existence de sentiments universels, indéniablement ancrés dans la nature. Claude Lévi-Strauss retiendra à la même époque l'universalité comme critère de la naturalité dans les structures élémentaires de la parenté. Aussi Merleau-Ponty évoque-t-il, à titre de contre exemple probant, la paternité, affirmant que " même ceux ( il s'agit des sentiments ), comme la paternité, qui paraissent inscrits dans le corps humain sont en réalité des institutions ". Il insiste ainsi sur l'aspect trompeur de certaines conduites de l'homme qui peuvent paraître naturelles alors même qu'elles sont, en réalité, la résultante de son invention et donc, de nature culturelle. Claude Lévi-Strauss ne verra-t-il pas, dans l'ouvrage cité, la présence du signe distinctif de la culture qu'est l’institution de règles de conduite, dans la prohibition de l'inceste. Mais revenons à la paternité. Nous aurions tendance à penser qu'assumer une paternité est quelque chose de qui est lié à notre être biologique le plus profond, que c'est quelque chose d'inné. Ne dit-on pas d'ailleurs, pour le désigner, d'un père qu'il est biologique, pour le distinguer d'un père adoptif ! Or ne s'avère-t-il pas qu'il y a bien des façons, variables dans le temps et dans l'espace, pour un père non seulement d'exercer sa paternité mais aussi de l'éprouver : quelle différence entre le la manière d'être père d'un Père Goriot, si peu paternel, et d'un Victor Hugo pleurant la mort de sa fille Léopoldine. Être père est une institution et, à ce titre, est le fruit d'une éducation et d'une assumation : ce n'est pas naturel, mais culturel. Donner la vie est une chose, s’en tenir pour responsable en est une autre, quand bien même l'une n’irait pas sans l'autre, ne devons-nous pas en convenir à la suite de Merleau-Ponty ?

Merleau-Ponty peut dès lors à récuser le parti pris de ceux qui voudraient distinguer en l'homme ce qui est naturel de ce qui est culturel. La nature et la culture sont deux éléments indissociables en homme. Ils forment un tout, constitutif de la réalité humaine dans sa singularité au sein des êtres de la nature. Pour bien nous le faire comprendre, Merleau-Ponty recourt à une métaphore empruntée à la géologie : " il est impossible, dit-il, de superposer chez l'homme une première couche de comportements que l'on appellerait " naturels " et un monde culturel ou spirituel fabriqué ". Ce faisant, il s'en prend manifestement à la théorie rousseauiste, naturaliste, selon laquelle existerait en homme une nature susceptible d'exister indépendamment des transformations que la vie en commun lui font subir. " L'homme naît bon, la société le corrompt ", déclarait sûr de son fait, Jean-Jacques Rousseau dans son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes. Tel ne semble, manifestement, pas naître le cas ! Prenons à notre tour, pour nous en rendre compte, l'exemple de la parole dont la pensée est indissociable : si l'homme a un besoin naturel de s'exprimer, il ne peut le satisfaire qu'au moyen de mots, qui sont ceux que lui enseignent ses semblables et qu'ils sont reçus eux-mêmes des leurs. Parler est un acte indissociablement naturel et culturel. On ne peut donc pas séparer la nature de la culture lorsque l'on a affaire à l'homme. Il est donc évident que " tout est fabriqué et tout est naturel chez l'homme, comme on voudra dire ", ainsi que l'affirme Merleau-Ponty Autrement dit l'une et l'autre affirmation sont également vraies pour peu qu'on les pose ensemble. Séparément, elles perdent tout sens. Ensemble, elles énoncent l'identité humaine. Merleau-Ponty s'emploie à le dire clairement en montrant que chaque comportement humain relève à la fois de la nature et de la culture, qu'il est un mixte d'inné et d’acquis. " Il n'est pas un mot, pas une conduite qui ne doive quelque chose à l'être simplement biologique et qui en même temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, ne détourne de leur sens les conduites vitales " dit-il. Qu'est-ce qu'un mot en effet, sinon l'expression conventionnelle et donc fruit de l'invention, de la représentation mentale, et donc psychologique et par là naturelle de l'objet qui désigne ? Une conduite, celle par exemple qui consiste à sourire, est à la fois expression du corps et de l'esprit, réalité biologique et spirituelle, et fruit de l'éducation : a-t-on jamais vu un animal sourire ? Et ne voit-on pas les uns sourire, là où d’autres grimaceraient ? Tout se passe comme si le moindre geste et le moindre sentiment qu'il exprime était comme informé de l'intérieur par les coutumes qui en régulent l'expression et avec elle l'apparition. Pour expliquer cette prise de pouvoir de la culture sur la nature, Merleau-Ponty parle de " détournement " du " sens des conduites vitales " ajoutant qu'il révèle d'un " échappement " et " un génie de l'équivoque " " qui pourraient servir à définir l'homme ". L'humanité de l'homme résiderait donc dans un changement d'orientation des dispositifs qui sont ceux par quoi la nature régit le comportement de ses créatures sans que pour autant ces dispositifs eux-mêmes disparaissent. Reprenons pour le comprendre l'exemple de l'amour. La nature, par des dispositifs instinctuels, pousse les humains à s'unir de façon à assurer leur reproduction. Mais ceux-ci échappent pour ainsi dire à sa pression en maintenant leurs étreintes dans des limites qu'il l'interdisent, transformant ainsi une pulsion bestiale en geste d'amour. Mais sont-ils conscients, lorsqu'ils font l'amour, de n'exécuter au fond que le bon vouloir de la nature, ainsi que le remarquait déjà Nietzsche, à la suite de Schopenhauer ? On comprend dès lors ce que Merleau-Ponty veut dire lorsqu'il parle d'un "génie de l'équivoque" et d'un "échappement" "qui pourrait servir à définir l'homme" : l'homme n'échappe jamais totalement à la nature, aussi est-il bien difficile de faire la part en lui de l'ange et de la bête, ainsi que l'observait Pascal, à sa façon, ironique déclarant que "qui veut faire l'ange fait la bête". Ni nature, ni esprit à l'état pur, doit-on comprendre que l'homme, ainsi que le suggère Merleau-Ponty, n'est définissable qu'en tant qu'il s'efforce, toujours à nouveaux frais, sans jamais y parvenir totalement, d'élever l'une à la hauteur de l'autre ? En cela, précisément, consisterait sa transcendance, celle-là même qu'un philosophe contemporain s'efforce de définir dans son dernier ouvrage où il se demande ce qu'est une vie réussie, Luc Ferry, actuel ministre de l'éducation nationale, institution au service précisément de l'élévation de jeunes humains vers les hauteurs de l'esprit par les chemins de la culture.

 

Se trouve ainsi posé par Merleau-Ponty un problème, constamment repris depuis l'aurore de la pensée, celui de l'identité humaine, si difficile à définir en son unité constitutive.

La tendance a toujours été de vouloir définir l'homme à la manière d'une chose, en identifiant ses composantes. Les Grecs, avec Platon en tête, avaient cru pouvoir discerner en lui un corps et une âme que la mort aurait pour effet de dissocier. Dans une vision beaucoup plus unitaire, la tradition judéo-chrétienne croira en l'unité de l'homme mais elle ne pourra s'empêcher d'exprimer son intuition dans le langage dualiste de la philosophie grecque, donnant à son tour à penser la mort comme séparation de l'âme et du corps, quand bien même celle-ci ne serait que provisoire, dans l'attente d'une résurrection de celui-ci. Descartes à son tour distinguera l'âme et le corps et peinera à penser leurs relations. Il faudra attendre le XXe siècle pour que, sous l'inspiration de Husserl, la philosophie s'efforce de décrire la réalité humaine telle qu'elle se donne à observer, dans le comportement des humains. Merleau-Ponty nous a permis de nous faire une idée de cette approche nouvelle, récusant tout dualisme mais ne parvenant pas totalement à y échapper. Déclarer, comme il le fait Merleau-Ponty, que " tout est fabriqué et tout est naturel chez l'homme, comment voudra dire ", c'est traduire effectivement l'équivoque avec laquelle la philosophie semble condamnée à s'exprimer en l'imputant à l'homme lui-même.

Mais une telle équivoque est-elle insurmontable ? Les travaux de Michel Henry, récemment décédé, donne à penser que ce n'est pas le cas, pour peu que l'on élabore une concept repris à la tradition judéo-chrétienne, celui de chair. Mais on l'accuse de dérive théologique  !

 

Reste que, à son époque, Merleau-Ponty a su renouveler la question de toujours, celle que se pose tout homme dés qu'il accède à la conscience de soi : " qui suis-je ? " En affirmant que " l'usage qu'un homme fera de son corps est transcendant à l'égard de ce corps comme être simplement biologique ", et en s'efforçant de le donner à comprendre, Merleau-Ponty laisse ouverte la question plus qu'il ne lui apporte une réponse. Ne dit-il pas au fond que l'homme, tout en étant indissociablement un être de la nature et un être de culture, ne saurait être identifié ni à l'une ni à l'autre et qu'ainsi l'on ne saurait percer le mystère d'une constitution aussi paradoxale qu'en éclaircissant le rapport de l'une à l'autre. Telle semble devoir être la tâche de l'anthropologie de demain, qu'elle n'aura chance de mener à bien qu'en dépassant les dualismes de jadis, toujours à l'œuvre dans notre langage, séparateur pour les besoins de l'analyse de ce que l'être humain offre à observer de lui-même, dans une unité dynamique, qui est effectivement d'auto-dépassement.

 

Émilie WEISS, élève en Terminale L au Lycée Saint Pierre Chanel de Thionville, Novembre 2002
revue et corrigée par M. PÉRIGNON

 

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