George STEINER

(1929 -    )

 

 

 

 

 

George Steiner défend la conception anglo-saxonne de la « tradition », c'est-à-dire d'un canon de la littérature, qui dans notre culture postmoderne apparaît un peu surannée. Mais, pour protéger le centre, il ne faut pas hésiter à aller à contre-courant. Et il faut aspirer à tout lire, tout comprendre, tout intégrer. Là est sans doute la grandeur de Steiner : en nos temps de parcellisation du savoir, où chacun protège son arpent, il est rare de voir un philosophe saluer en Wittgenstein et Heidegger les deux plus grands penseurs de notre siècle, tant les sectateurs de l'un ont coutume d'accabler l'autre de leur mépris. Car là est bien ce centre qu'occupe Steiner : au carrefour des langues (il en parle cinq, et en pratique trois avec la même compétence), des disciplines (il est romancier, critique littéraire et philosophe du langage) et des cultures (il dialogue avec Chomsky, n'ignore rien de la philosophie analytique anglo-saxonne, et célèbre en Adorno, Bloch, Lukács et Benjamin ses prédécesseurs et ses maîtres).

Philosophe du langage et de la traduction (Après Babel, 1975, est peut-être son texte le plus connu en France), et essayiste politique et historique,Steiner s'efforce depuis le début de répondre à cette question : comment cette Europe et en son sein cette Allemagne, qui ont su produire la culture la plus raffinée, ont-elles pu être, au moment même où cette culture avait atteint son niveau le plus brillant, le cadre de la plus inhumaine barbarie ? Il s'efforce de penser le totalitarisme. Son œuvre a un fil conducteur : chercher l'essence de l'humanité de l'homme dans son rapport au langage, mais analyser aussi la façon dont ce langage a pu dire et soutenir l'inhumain.

 

Steiner refuse de se considérer comme un maître à penser : il se voudrait, ce qui pour lui est plus important, « maître de lecture ». Toute son œuvre en effet est une célébration de l'activité humaine la plus haute : la compréhension, incarnée dans l'acte de lecture. C'est le sens de son attachement à la tradition littéraire, de son incessante reconstruction des valeurs littéraires, de sa défense des « grands » textes. Contre les critiques modernistes, structuralistes et post-structuralistes, qu'il lit néanmoins et combat (Réelles présences), tout en cherchant à les intégrer dans la tradition (son attitude sur ce point n'est donc nullement réactionnaire), Steiner est résolument herméneute.

Si Steiner est philosophe, c'est par amour du langage &emdash; un amour dont témoigne Après Babel, qui n'est pas seulement une défense et illustration de la traduction, inter- et intralinguale, ni une remarquable synthèse des conceptions philosophiques et linguistiques contemporaines, mais aussi une réflexion personnelle sur la situation du plurilingue. Et c'est cette préoccupation pour le langage qui lui permet de jeter un pont entre ces deux univers philosophiques que tout sépare : la philosophie analytique anglo-saxonne, et les diverses théories « continentales ».

De ce côté-ci de la Manche, on trouvera chez Steiner un intérêt philosophique pour la poésie &emdash; si l'on s'intéresse au langage, c'est pour mieux comprendre son incarnation la plus haute, le poème &emdash; par quoi il reconnaît sa dette à l'égard de Heidegger. Il lui a d'ailleurs consacré, chose difficile à réussir, un ouvrage d'introduction (Heidegger, 1976). Et il aime à citer la plus célèbre des maximes du maître, « l'homme se comporte comme s'il était le maître du langage, alors que c'est celui-ci qui le régente ». Ainsi, l'importance accordée au silence comme mode de communication (Langage et silence, 1967, est le titre de son premier recueil d'essais), l'insistance sur le langage intérieur &emdash; qui n'est pas langage privé &emdash; et surtout la conception « transcendantale » de l'acte poétique et l'admiration pour Hölderlin sont chez lui autant de traces de l'influence heideggérienne.

De l'autre côté de la Manche se pose la question du sens du sens (The Meaning of Meaning est le titre d'un ouvrage célèbre d'Ogden et Richards, qui date de 1923). De cette question logiciste, qui est au centre de ce que les Anglo-Saxons appellent theory of meaning (et qui pour eux est une branche essentielle de la philosophie), on passe toutefois assez vite à une quête herméneutique du sens du texte. Cela conduit Steiner à une théorie de la difficulté fondée sur une distinction entre quatre types de difficultés textuelles. La difficulté est contingente si elle est causée par une allusion, une obscurité, si le recours au dictionnaire peut l'éclaircir. Elle est modale si elle dépend du style ou du « climat de conscience » de l'auteur, si la stratégie d'écriture est suffisamment étrange pour nous déboussoler. Elle est tactique si elle fait l'objet d'un choix délibéré, par lequel l'auteur se protège. Elle est ontologique, enfin, si elle est due au fait que le langage et l'écriture littéraire ont perdu leur transparence originelle, si le contrat implicite entre auteur et lecteur a été rompu, l'air du temps ayant changé. La responsabilité de l'herméneute est de nous guider à travers ces difficultés jusqu'au sens. Car la quête du critique selon Steiner est bien quête du sens. Un de ses derniers textes, « Real Presences » (in Le Sens du sens), défend, comme son titre l'indique, une conception théologique du sens &endash; Derrida, notamment &endash; comme présence réelle immanente au texte. Contre la circularité des théories contemporaines du sens qui gomment la différence entre le texte et ses commentaires, et le réduisent à un pré-texte et à un intertexte, Steiner, tout en concédant l'impossibilité d'une réfutation logique des sémiotiques déconstructrices, recommande un retour à l'éthique. C'est en fonction d'un postulat éthique que nous devons considérer qu'un texte fait sens, et notre lecture doit être une lecture « comme si » : comme si tout texte devait avoir un sens, comme si toute œuvre d'art était l'incarnation de la présence réelle d'un être signifiant. Il est temps, nous dit Steiner, de rendre à la théologie, à qui nous avons emprunté l'essentiel de nos techniques d'interprétation textuelle, ce qu'elle a mis à notre disposition : la certitude que l'expérience que nous propose l'œuvre d'art est celle d'une transcendance, même si celle-ci s'avère négative et revêt la forme de l'absence de Dieu.

 

 

Cf. Article Steiner © Encyclopaedia Universalis