Peut-on convaincre autrui quune uvre dart est belle ?
- Nicolas BOHLER -
Imaginons que vous vous promeniez au Musée dOrsay avec un camarade, et que vous soyez en extase devant une toile de Courbet, par exemple. Pris dans un élan denthousiasme conséquent, vous allez très certainement vouloir partager votre admiration avec votre camarade. Vous allez exalter les traits de génie de Courbet pour sensibiliser votre camarade au talent du peintre. Mais votre camarade, ne voyant aucun fondement à tant de louanges, vous rétorquera rapidement que " les goûts et les couleurs ne se discutent pas ! ". Avouons quune telle scène est emblématique du comportement quotidien de lêtre humain en général.
Dès lors, il convient de se demander si lon peut convaincre autrui quune uvre dart est belle.
Après un examen minutieux de la question posée, nous verrons sil est possible de convaincre autrui de la beauté de telle ou telle uvre artistique, avant de mesurer la légitimité dune telle volonté ainsi que ses implications ontologiques.
La question porte sur la possibilité et la légitimité de convaincre autrui de la beauté dune uvre dart. Comprenons le terme " autrui " comme celui de " semblable ", cest-à-dire comme celui qui, sans être nous, est comme nous un être subjectif et libre, un sujet. Demandons-nous ainsi si nous sommes en mesure et en droit de persuader notre semblable de la beauté dune uvre dart.
Au vu du problème ainsi posé, il faut tenir pour admis que lon puisse évaluer la beauté dune uvre dart, dun point de vue conceptuel. Culturellement parlant, la question présuppose que lon est souvent tenté de convaincre autrui, que nous avons pour habitude de vouloir à tout prix faire partager notre admiration.
Une telle question présente des enjeux conséquents. En effet, il y va non seulement de luniversalité du beau, mais aussi et avant tout du respect de la subjectivité dautrui. Lenjeu ontologique de la question est essentiel : cest tout simplement la subjectivité, la liberté de notre semblable qui est en jeu ici !
Afin de mener à bien notre investigation, nous tenterons dans un premier temps de voir sil est possible de convaincre autrui quune uvre dart est belle, en analysant les différents concepts mis en scène par la question. Puis nous mesurerons la légitimité (double enjeu du "peut-on" de la question) dun tel vouloir.
Sommes-nous en droit de vouloir imposer à nos semblables nos appréciations et interprétations, comme nous avons lhabitude de désirer le faire ? Nous noublierons pas, dans cette seconde partie, de mettre en exergue les implications ontologiques que revêt la question, quant à la liberté dautrui en tant que sujet.
En premier lieu, il convient donc de sinterroger sur les conditions de possibilité dune telle démarche : sommes-nous en mesure de convaincre autrui quune uvre dart est belle ?
Pour quune telle démarche savère réalisable, il faudrait avant tout que le beau soit universel. Sans ce critère duniversalité, le beau ne pourrait être " démontré " et les divergences dappréciation seraient ô combien logiques ! Très vite nous nous rendons dailleurs compte que la prétendue universalité du beau est remise en cause par la sagesse populaire, qui utilise à outrance le dicton bien connu : " Les goûts ( ), ça ne se discute pas ! " Pourtant maints philosophes se sont risqués à une définition du beau. Dans son Hippias Majeur, Platon parle de " ce qui est agréable à la vue et à louïe ". Plus tard, le philosophe dOutre-Rhin Emmanuel Kant (1724-1804) affirma dans sa Critique de la faculté de juger que " le beau est ce qui plaît sans concept ". Cette ultime définition nous donne des enseignements précieux. En effet, elle suggère limmédiateté de la compréhension et de ladmiration dune uvre dart. Le plaisir issu de la contemplation est immédiat, et la perception de la beauté dune uvre dart nest pas le fruit dune opération réflexive et discursive. Ainsi de toute évidence, la compréhension de lart et la perception du beau exigent une mise en uvre directe et spontanée de la sensibilité. Or la sensibilité est une notion très subjective, relative à lhistoire personnelle et aux états dâme de lindividu, du " sujet " qui contemple. Cette sensibilité qui dérive du vécu et de la subjectivité altère considérablement la possibilité de convaincre autrui quune uvre dart est belle. En effet, convaincre, cest argumenter, expliquer, simpliquer pour déclencher une éventuelle réaction, cependant hypothéquée par labsence de spontanéité, de compréhension immédiate du sens de la beauté de luvre dart en question. Si notre semblable ne perçoit pas de façon immédiate le beau que peut contenir une uvre, alors il nous sera difficile de len convaincre !
De surcroît, linterprétation dune uvre dart savère parfois difficile et obscure, et les capacités de compréhension de lindividu peuvent tout à fait être restreintes. Pour comprendre une uvre dart et en apprécier la valeur et la beauté, il faut nécessairement partager la vision de lartiste, percevoir la dimension quil a souhaité donner à son uvre. Chaque artiste donne à voir le monde tel quil le ressent ! A nouveau, la subjectivité est de rigueur et nous avons donc affaire à une double subjectivité : celle de lartiste et celle du sujet-observateur, à savoir deux personnalités plus ou moins éloignées. Dès lors nous comprenons rapidement que deux alternatives se présentent et sopposent : soit lobservateur est en phase avec lartiste et partage sa vision du monde, soit il considère ce même artiste comme un névrosé et sen va voir un autre tableau. En tout cas, un observateur en phase avec lartiste, qui perçoit toute la beauté de son uvre, ne pourra jamais convaincre son semblable de cette beauté, si ce dernier na pas la même sensibilité et sil na pu interpréter spontanément la signification de lautre, ce qui lui confère sa beauté.
De surcroît, vous avouerez avec nous que de nombreux individus présentent des capacités dinterprétation, intuitives et sensibles, plutôt limitées Dans Sens et Non-Sens, le phénoménologue Maurice Merleau-Ponty affirmait que " lart est suggestion dun invisible dans la chair même du monde ". Pour ceux qui ne prennent en considération que cette " chair même du monde ", il va de soi que " linvisible " que suggère lartiste et qui confère sens et beauté à son uvre est voué à rester invisible Pour certains, le sens et la beauté dune uvre ne peuvent quêtre invisibles et il serait vain de vouloir les comprendre ! Le célèbre peintre espagnol Salvador Dali - tantôt considéré comme un génie, tantôt comme un névrosé &emdash; déclarait : " quand je vois une pomme et quelle est de Cézanne, il ne me viendrait pas à lidée de la croquer ! ", critiquant ainsi la conception matérialiste et terre-à-terre que se font certaines personnes de lart, sans sensibilité aucune
La perception de la beauté dune uvre dart requiert une finesse dinterprétation (surtout quand lartiste confère un sens philosophique à son uvre, comme cest le cas du surréaliste belge René Magritte). Il convient de respecter, de prendre en considération et dessayer de comprendre les symboles utilisés par lartiste, quels quils soient. Comme laffirmait Martin Heidegger dans ses Chemins qui ne mènent nulle part, lart est " allo agoreuei " (" allégorie "), et force est de constater quil nest malheureusement pas donné à tout individu de comprendre et dapprécier les allégories et la beauté dune uvre dart
En somme, la prépondérance de la mise en uvre directe et spontanée de la sensibilité, ajoutée à la relativité du jugement de goût et aux différences de capacités dinterprétation, rendent la démarche exposée par le sujet radicalement impossible. Nous ne sommes pas en mesure de convaincre autrui quune uvre dart est belle. Par contre, si nos sensibilités respectives sont voisines, il est possible que nous partagions notre admiration, mais il nest plus question là de persuasion, sinon dune symbiose commune avec lartiste
Puisque nous avons démontré limpossibilité pratique de convaincre autrui quune uvre dart est belle, il convient désormais dévaluer - conformément à la problématique adoptée et exposée - la légitimité dun tel vouloir. En effet, la question présuppose que nous avons pour habitude de vouloir à tout prix faire partager aux autres notre admiration, mais sommes-nous en droit de le vouloir ?
Au cours de la première partie de notre analyse, nous avons mis en lumière la nécessité de la mise en uvre de la sensibilité et de la subjectivité du sujet-observateur. Dès lors, vouloir convaincre autrui quune uvre dart est belle, nest-ce pas en quelque façon altérer sa subjectivité pour lui imposer la mienne ? Evaluons de plus près la légitimité dun tel vouloir, en prenant soin de mesurer les risques ontologiques que je fais encourir à mon semblable.
Par essence, autrui est un individu autre que moi, " mais semblable à moi en cela quil est libre comme moi, mais sans être moi ", comme la bien souligné Emmanuel Lévinas. En somme, autrui est comme moi un sujet. Ainsi, vouloir le convaincre quune uvre dart est belle, cest vouloir lui imposer ma subjectivité, vouloir inscrire mon " moi " dans sa personne. Mais cest surtout ne pas respecter sa subjectivité, aliéner sa liberté de sujet en voulant lui imposer ce que " je " pense.
Très clairement, nous pouvons percevoir ici un risque majeur et ô combien grave, à savoir celui de subordination ontologique dautrui. Si une uvre dart est belle à mes yeux, vouloir quelle le soit également à ses yeux, cest vouloir satelliser autrui dans ma personne.
Dès lors, il apparaît radicalement illégitime de vouloir convaincre autrui quune uvre dart est belle, en cela quune telle démarche consiste en laliénation de sa liberté de sujet, de sa subjectivité. Priver un semblable de sa liberté dHomme, cest atteindre le paroxysme de lindividualisme et de légocentrisme (fléau qui nous est tout à fait contemporain), mais cest surtout agir contre la morale, qui implique le respect dautrui dans sa personne. Toute subordination ontologique est inacceptable pour la morale, et vouloir convaincre autrui de la beauté dune uvre dart, cest lui confisquer son essence, le priver de sa liberté fondamentale, bien quil soit en son ressort de refuser une telle démarche et daffirmer sa subjectivité, afin de préserver sa liberté de " su-jet " qui juge !
Ainsi, le respect de la subjectivité et de la liberté de nos semblables se révèle être une maxime morale immuable et fondamentale. Pour illustrer ce propos, revenons à Emmanuel Kant, et à la formulation pertinente de son impératif catégorique, lorsquil énonce cette maxime : " Agis de manière telle que tu traites lhumanité dans ta personne comme dans celle des autres toujours comme une fin et jamais simplement comme un moyen ". Une telle maxime confirme lillégitimité fondamentale de toute tentative de satellisation dautrui, dautant plus que nous sommes grandement redevables à nos semblables dexister en tant quêtres libres et conscients. En effet, cest toujours autrui qui me confère ma liberté de sujet. Seul, je ne peux survivre et sans une autre présence, ma conscience naurait jamais pu émerger. A ce sujet, les propos de Gaston Bachelard sont judicieux et significatifs, notamment lorsquil affirme que " le moi séveille par la grâce du toi ". Ainsi, je dois ma liberté à autrui et - comble de lingratitude - je suis tenté de lui confisquer la sienne Lillégitimité dune telle tentation ne souffre daucune contestation : il est de mon devoir de respecter la liberté de sujet de mon semblable, toute tentative de subordination ontologique savérant profondément illégitime et cruelle !
Ainsi, dun point de vue moral, je ne peux pas convaincre autrui quune uvre dart soit belle, sil nen est pas persuadé spontanément et totalement. Ceci reviendrait à lui confisquer son essence - faite de subjectivité, de sensibilité, de jugements de goût et surtout de liberté - et à le figer dans ma propre essence, en lui imposant des considérations qui, spontanément, ne sont pas les siennes, et en aliénant ainsi les caractéristiques ontologiques qui font de lui un être, un " sujet ", comme moi. Par respect pour sa personne et sa liberté, je me dois de ne pas le transformer en " objet " de mon vouloir !
Somme toute, il nous est maintenant possible de répondre de façon claire à la problématique poursuivie. En effet, il convient dabord de rappeler que nous ne sommes pas en mesure de convaincre autrui quune uvre dart est belle, et ceci pour plusieurs raisons. La perception du Beau dans luvre dart requiert une mise en action immédiate et spontanée de la sensibilité, celle-ci différant dun individu à lautre. En outre lartiste donnant à voir le monde tel quil le ressent, il est nécessaire dêtre en phase avec sa vision pour admirer lesthétique de luvre et la qualité des symboles utilisés. Enfin, chaque individu nest pas doté des mêmes capacités dinterprétation : nous navons pas tous la même finesse, ce qui prive certains du bonheur que procure lart et ce qui empêche surtout de persuader autrui de la beauté dune uvre dart. De surcroît, dun point de vue moral, un tel vouloir de persuasion, savère illégitime et non-conforme à la morale (énoncée par Kant, par exemple). Vouloir convaincre autrui quune uvre dart est belle, cest risquer de le subordonner ontologiquement à moi, de le priver de sa liberté de " sujet " en en faisant un moyen de mon " moi ", un " objet ", ce qui est profondément illégitime au vu du respect que je lui dois et des devoirs que jai à son égard !
Finalement, lart &emdash; incroyable moyen daccès à une nouvelle compréhension de lunivers - ne simpose pas, il se discute ! Dès lors, nous sommes en droit de nous demander pourquoi la quasi-exclusivité des uvres dart est réservée aux visiteurs de musées. Pourquoi ne pas mettre lart au service de la vie, en permettant à tous les individus de confronter quotidiennement et simplement leurs conceptions, leurs préférences et leurs sensibilités ?
Dissertation rendue en Juin 1999 à l'épreuve de philosophie
par Nicolas BOHLER,
élève en terminale L au Lycée Saint Pierre Chanel de Thionville en 1998/1999.Note obtenue : 19/20
© PhiloNet