Sujet : Peut-on douter de tout ?

 

Nous pouvons observer aujourd'hui une baisse du sentiment religieux dans notre société, l'une des causes étant le doute quant à l'existence d'une divinité. Ce phénomène n'est pas propre à la seule religion : on peut constater que le doute touche bien d'autres domaines, qu'il s'agisse de la politique, de l'économie ou des moeurs. Reste que les sciences continuent à bénéficier d'un crédit qui semblerait devoir les préserver du doute. Privilège usurpé ?

Pour le savoir, demandons-nous si l'on peut douter de tout.

Après avoir précisé le sens et la portée de notre question, nous serons amenés à nous interroger sur les raisons du doute, avant de nous demander s'il peut ne connaître aucune limitation.

 

 

En nous demandant si l'on peut douter du tout, nous faisons porter notre réflexion sur un doute qui ne laisserait rien échapper à l'incertitude qu'il fait éprouver. Demander si l'on peut douter de " tout " revient se demander si l'on peut ou non tenir quoi que ce soit pour vrai de ce en quoi l'on serait tenté de croire. Le doute se définit en effet comme étant une attitude qui consiste à tenir pour faux tout ce en quoi se glisserait la plus légère suspicion d'erreur. Chercher à savoir si l'on " peut " douter de tout revient à chercher si un doute absolu non seulement est possible mais encore s'il est légitime, autrement dit si, en fait et en droit, nous pouvons douter de tout. Nous devons donc nous interroger sur la possibilité et sur la validité d'une remise en question de l'ensemble de nos certitudes.

Pour poser une telle question, il faut admettre que certains pensent que l'on peut douter de tout, ce que font les sceptiques, tandis que d'autres croient la chose impossible.

Par le biais de cette question, nous serons amenés à étudier les bienfaits du doute et à prendre ainsi conscience de la fragilité de nos certitudes, susceptibles d'être remises en question et, par là même occasion, nous aurons découvert que le doute engendre l'esprit critique et nous amène donc à philosopher.

Afin de répondre ultimement, et de façon convaincante, à la question posée, nous serons amenés à nous interroger sur les raisons du doute, qui feraient que l'on pourrait effectivement être amené à douter de tout, avant de nous demander si l'on peut alors légitimement le faire sans qu'il rencontre de limite.

 

Qu'est-ce qui peut nous conduire à douter ?

Pour le savoir, tournons-nous d'abord vers le doute méthodique, qui résulte de la prise de conscience de la nécessité de ne rien tenir pour vrai qui ne s'avère être tel. Chacun de nous tous, un jour ou l'autre, s'est efforcé de faire la part dans ses connaissances entre celles qui reposent sur des certitudes véritables et celles qui ne sont que pures suppositions, sujettes à l'erreur. Or, d'après Descartes, pour s'assurer de la vérité de ses opinions, il est besoin, au moins une fois dans sa vie, de les mettre systématiquement en question. C'est ainsi qu'il décida lui-même un jour de se défaire de toutes ses anciennes opinions. Il justifie son entreprise en déclarant : " non que j'imitasse pour cela les sceptiques, car tout mon dessin ne tendait qu'à m'assurer et rejeter la terre mouvante et le sable pour trouver le roc et l'argile. "

Nous savons que le doute cartésien consiste à douter une fois pour toutes afin de ne plus jamais avoir à douter. Or un tel doute est conduit à prendre une forme métaphysique, ce qui lui permet d'aller jusqu'au bout de lui-même. En effet, douter conduit à supposer que l'on soit incapable d'atteindre la vérité. Pour donner forme à cette incapacité proprement métaphysique, Descartes fait l'hypothèse de l'existence d'un dieu exerçant sa toute-puissance dans le seul but de nous tromper. Il va même jusqu'à imaginer l'existence d'un " malin génie " qui est sensé " employer toute son industrie à le tromper ", ainsi qu'il l'explique lui-même dans sa première Méditation. Imaginer un tel malin génie a en effet pour but de soutenir psychologiquement les efforts d'un doute qui se voudrait absolu. Malgré toutes ses tentatives et ses efforts pour douter de tout, Descartes arrivera en effet à la conclusion que l'homme n'est pas assez fort psychologiquement pour douter durablement de tout sans se convaincre qu'il peut être constamment trompé.

Se convaincre que l'on est constamment abusé, en ayant toutefois l'intention de rencontrer finalement quelque certitude irrécusable, est une chose. Décider une fois pour toutes que l'on ne saurait parvenir à la vérité en est une autre. Il y a en effet deux catégories fondamentales de doute : le doute méthodique, que nous venons d'analyser, et le doute sceptique, et qu'il nous faut à présent envisager.

Le doute sceptique consiste en une suspension radicale et définitive du jugement. Il repose sur une défiance sans appel à l'égard de notre capacité à savoir ce qu'il en est de ce qui est. Prenons l'exemple de David Hume, philosophe écossais du 18e siècle. Considérant que nous tenons tout ce que nous savons de l'expérience et que l'expérience n'autorise aucune connaissance certaine, David Hume tient pour impossible l'accès à quelque vérité absolue que ce soit. Nous avons peut-être nous-mêmes rencontré des personnes qui, face à la relativité des moeurs et des traditions, affichent un scepticisme radical. On peut toutefois se demander si les sceptiques doutent vraiment de tout ou, si il y a des sujets qui ne font pour eux aucun doute sans qu'ils s'en avisent. Plus lucide sur les limites d'un doute qu'il voulait pourtant radical, Hume lui-même reconnaissait que les urgences de la vie et des décisions à y prendre font mauvais ménage avec le doute. Il en réservait ainsi l'exercice au domaine des sciences et de la philosophie. Il nous faut donc à présent rechercher s'il n'y aurait pas des points sur lesquels il n'y aurait aucun doute possible.

 

L'acte de douter est oeuvre de la pensée et porte sur l'opinion. On peut donc tout d'abord s'interroger sur celles de nos opinions que nous avons reçues de ceux qui nous les ont enseignées. Dès notre plus jeune âge, on tente de nous faire assimiler des idées que nous devons admettre sans que nous ayons la possibilité de vérifier leur exactitude, ainsi que Descartes le fait remarquer dans sa première Méditation. : " il y a déjà quelques temps que je me suis aperçu que dès mes premières années j'avais reçu quantité de fausses opinions pour véritables ". Ces opinions ne sont donc pas le fruit d'une réflexion; elles ne sont pas passées par une critique tendant à s'assurer de leur exactitude : d'où la remise en question dont elles peuvent faire l'objet. Nous pouvons illustrer le doute qu'elles appellent par l'évocation du domaine de l'histoire. On nous relate en effet maints événements sur le déroulement desquels nous ne pouvons que faire des suppositions, n'ayant pas la possibilité de nous rendre à l'époque où ils se sont produits pour vérifier qu'ils se sont bien passés ainsi qu'on nous les présente. Ainsi en va-t-il par exemple de l'Histoire de Jésus. La Bible propose plusieurs versions des faits le concernant. On peut donc rester sceptique quant à la possibilité de savoir ce qu'il a pu dire et faire en réalité.

Nous disposons cependant aussi d'opinions personnelles, forgées par nous-mêmes. Il s'agit alors souvent de jugements, reposant sur des expériences singulières, résultant certes d'impressions authentiques, mais vécues sans aucun recul critique. Comment ne pas douter de ce qu'elles nous font dire ? Ainsi, nous avons pu croire qu'il suffisait d'assimiler régulièrement ce que l'on nous demandait d'apprendre pour réussir nos examens, sans nous aviser que le succès dépendait aussi de facteurs extérieurs au travail. Une migraine pourra nous révéler un jour les aléas d'un examen auquel nous pensions être parfaitement préparés !

Étant donné qu'il semble qu'il faille douter de ce que nous pensons du fait que notre pensée repose sur des opinions, toujours en quelque façon incertaines, nous pourrions être tentés de conclure dès à présent, d'après ce que nous venons d'étudier, que l'on peut douter de tout. N'allons pas si vite en besogne ! Nous devons en effet nous rappeler que le doute est un acte de la pensée et évoquer le " cogito " de Descartes, son fameux " je pense donc je suis ", qui échappe au doute. En effet, quand bien même je devrais douter du tout, encore faudrait-il que je pense, et cela ne saurait être douteux. Reste que, échappant au doute, le cogito est d'un tout autre ordre que les objets de pensée dont on serait plus ou moins certain. Il est la condition de possibilité de toute incertitude comme de toute certitude, il est ce qui rend possible toute expérience de celles-ci. Doit-on pour autant donner raison aux sceptiques ? Ceux-ci n'affirment-ils pas en effet que nous ne saurions êtres assurés de rien. Mais, en affirmant ainsi leur propre incertitude, ne renoncent-ils pas à douter ? On ne saurait affirmer en effet que tout est douteux sans sortir en quelque façon du doute lui-même. On tiendra dès lors pour acquis contre les sceptiques qu'il y a une chose dont on est tout de même sûr, et qu'en conséquence on ne saurait douter absolument de tout. Ceci a pour effet de renforcer la leçon cartésienne quant à savoir si l'on peut réellement douter du tout : quand bien même tout serait douteux, et précisément parce qu'il serait, il resterait que celui qui le pense exerce alors sa pensée et affirme ainsi sa présence active.

 

Après avoir étudié les différentes façons de douter de tout, nous avons pu remarquer qu'en affirmant qu'il semble possible de douter de tout, il fallait émettre quelques réserves, pour peu que l'on prenne en compte non seulement le cogito qui le reconnaît mais aussi, étonnement, la profession de foi involontaire des sceptiques. Il nous faut donc conclure, sans l'hésitation d'un doute, que si l'on est fondé à douter de tout, on ne saurait toutefois douter de soi-même alors même que l'on doute de tout ! Cette conclusion, paradoxale mais inéluctable, rejoint celle que Descartes tirait de sa propre expérience.

Reste à savoir si l'on peut espérer reconstruire l'accès aux certitudes sur la seule évidence de la pensée à l'oeuvre dans le doute ...

 

Copie de Julie PATRIARCHE, élève en Terminale ES

au Lycée Saint Pierre Chanel de Thionville en 1999/2000

revue et corrigée par Michel PÉRIGNON 

 

© M. Pérignon