En cherchant à savoir ce que l'on veut dire au juste en définissant l'homme comme étant un être historique, nous ferons porter notre réflexion sur une définition de l'être humain, tant individuel que collectif, qui tente de le caractériser en retenant pour toute propriété distinctive le fait qu'il soit un "être historique". De cette définition, nous aurons ainsi pour tâche non seulement de préciser le sens mais aussi les diverses implications. Nous serons, ce faisant, conduits à supposer conjointement que l'homme est défini de fait aujourd'hui ainsi, et que cela n'aille pas pour autant de soi : définir l'homme par l'historicité de son être, est-ce encore, en effet, à proprement parler, le définir : n'est-ce pas plutôt reconnaître, en quelque façon, qu'on ne saurait dire quel il est a priori ? Voilà, on le pressent, qui n'est pas sans conséquences sur la vision que l'on peut se faire de l'homme et de la conduite que l'on peut ou doit adopter en conséquence à son égard. Pour mener à bien notre investigation nous serons ainsi conduits à examiner tout ce que l'on est susceptible d'entendre lorsqu'on définit l'homme comme être historique avant de mettre en évidence ce que l'on peut sous-entendre en faisant le choix d'une telle identification.
Lorsque nous disons aujourd'hui de l'homme qu'il est un être historique, prétendant ainsi le définir, ne voulons-nous pas dire essentiellement que c'est un être en devenir, en constante évolution, et donc "perfectible", au sens où Rousseau l'entendait, c'est-à-dire sujet au changement ?
Comment, d'ailleurs, ne le verrions-nous pas ainsi ? Il faut bien reconnaître que nos conditions de vie depuis le moyen âge ne cessent de s'améliorer, que la maladie recule et que l'homme du 20e siècle a une espérance de vie de vingt à trente ans supérieure celle des hommes du 16e siècle.
Les philosophes des Lumières en Europe ont largement développé la foi au progrès dont l'humanité serait capable. Ainsi, Rousseau dont la foi au progrès était pourtant toute relative, pensait que l'homme avait eu tendance à se "dénaturer" au cours de son évolution antérieure : il déplorait qu'en sortant de l'état de nature, dans lequel il vivait en toute innocence, l'homme se soit corrompu. Mais il s'est employé à explorer les voies qui conduiraient l'humanité à réussir son passage de l'état "sauvage" à l'état civilisé. À la même époque, un autre philosophe, Giambattista Vico, exposa une théorie, cyclique, de l'histoire dans un ouvrage majeur, Principes d'une science nouvelle portant sur la nature commune des nations, publié en 1725. Selon lui, les sociétés humaines progresseraient, à travers une série de phases allant de la barbarie à la civilisation, avant de retourner à la barbarie : l'humanité aurait traversé successivement "l'âge des dieux, durant lequel les hommes croyaient vivre encore sous des gouvernements divins " puis "l'âge des héros, au cours duquel s'établirent les républiques aristocratiques, où les patriciens se disaient certains de posséder une nature supérieure à celle des plébéiens " enfin "l'âge des hommes où le peuple s'est insurgé pour conquérir l'égalité, processus qui marque cependant le début de la désintégration de la société ".
Nous remarquons donc bien que l'homme est perçu comme étant en constante évolution, qu'il est pensé comme sujet aux changements, et que les philosophes s'accordent pour affirmer soit qu'il progresse, soit qu'il régresse. N'est-ce pas précisément ce que l'on veut dire par " être historique" lorsque l'on parle de l'homme en s'attachant à l'essentiel de ce qui le caractérise. Mais ne veut-on pas dire conjointement que ce devenir est son uvre ?
Lucien Malson montrera d'ailleurs, en 1964, dans son ouvrage Les enfants sauvages qu'un enfant vivant seul, à l'écart du monde et sans éducation, ne pourra pas s'affirmer en tant être humain du fait qu'il n'a pas bénéficié des apports de la société des hommes. Il en conclura que "l'homme n'a pas de nature, mais qu'il a ou plutôt qu'il est une histoire ", tout en constatant que c'est là, à son époque, une idée largement reçue.
En utilisant l'expression "être historique", pour définir l'homme, on peut donc vouloir dire qu'il est un être en devenir, du fait essentiellement qu'il est un être qui bénéficie des acquis de ses prédécesseurs et qu'il les transmet, enrichis des siens propres, à ses successeurs. Mais on semble vouloir dire aussi par-là, comme l'indique clairement Lucien Malson, qu'il n'a pas de nature, et rejeter ainsi l'idée que l'on se faisait traditionnellement de l'homme. Nous sommes ainsi renvoyés aux implications anthropologiques de la définition de l'homme par l'historicité de son être, implications qu'il nous revient à présent de mettre en évidence.
D'après les humanistes classiques, il existerait une "nature humaine", selon laquelle, tant sur le plan biologique que sur le plan intellectuel, à titre individuel comme à titre social, il existerait un fonds commun d'humanité invariant, identique en tout homme. Ainsi, le premier article de la constitution américaine affirme l'universalité de cette "nature humaine" sur laquelle il s'appuie pour poser, en droit, l'égale dignité de tout homme : "we hold these truths to be self evident, that all men are created egual". Tous les hommes naissent égaux en droit : cette déclaration reprend les idées prônées par les humanistes en abandonnant leurs corrélats théologiques. Leur conception de l'homme les pousse en effet à dire que ce dernier doit s'affirmer et se construire indépendamment de tout modèle a priori. Ils affirment la valeur de l'homme en tant qu'homme, et non plus en tant que créature d'un Dieu dont il tiendrait sa dignité. Cette nature humaine est définie par tout ce qui, en l'homme, est inné et précède les acquis de la culture et, avec elle, tout ce qui, en lui, est reçu et transmis par l'éducation.
Cependant, en définissant l'homme comme étant un être historique, n'exclut-on pas l'existence même de cette nature humaine qui ne laisse place à aucune évolution ? T. Dobzhansky affirmait qu'" étant donné que la culture s'acquiert par apprentissage, les gens ne naissent pas Américains, Chinois ou Hottentots, paysans ou soldats, aristocrates ou paysans, musiciens ou artistes, chenapans ou moyennement vertueux : ils apprennent à l'être". Il explicite ainsi l'impératifs de Nietzsche "deviens ce que tu es !". C'est ainsi qu'on peut se demander si l'homme est encore, en fin de compte, réellement définissable, puisqu'il est en constante évolution, que l'homme d'hier est différent de l'homme d'aujourd'hui qui est lui-même différent de celui de demain, et que l'expression "être historique" recouvre précisément le passé, le présent et le futur dans leur succession.
Ainsi, lorsque l'on définit l'homme comme un "être historique", on souligne le fait que, étant en constante évolution, l'être humain n'est ce qu'il est qu'en le devenant, c'est-à-dire qu'il ne dispose pas, pour soi, d'un être tout constitué, dont il n'aurait plus qu'à déployer les virtualités. Parallèlement à cela, on veut signifier qu'il hérite d'une culture qu'il transmet lui-même après l'avoir modifiée. Conjointement, en le qualifiant d'être historique, on rejette l'idée d'une nature humaine universelle, qui serait la même pour tous, et l'on affirme ainsi que sa nature véritable est de ne pas avoir au fond de nature, récusant ainsi l'humanisme classique. D'ailleurs Sartre n'a-t-il pas dit que "l'homme, sans aucun appui et sans aucun secours, est condamné à chaque instant à inventer l'homme ?
On ne saurait ignorer que l'évolution de l'homme est problématique. Avec la révolution industrielle, les hommes ont fait un grand pas économique en avant, mais ils l'ont fait sans se soucier de respecter la nature. On peut dès lors se demander s'il ne reviendra pas à l'homme de demain de trouver sa juste place dans la nature en retrouvant ainsi le sens de sa propre nature, oblitéré ces derniers siècles par le sens acéré qui fut le sien de l'Histoire.
Estelle PARADEIS,
élève en classe Terminale L au Lycée St Pierre
Chanel en 2001-2002
revue et corrigée par Michel PÉRIGNON