Sujet : Que veut-on dire quand on définit l'homme
comme un être historique ?

 

 

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  • Diderot, au 18e siècle, disait de l'homme qu'il était " un être sentant, réfléchissant, pensant, qui se promène librement sur la surface de la terre, qui paraît être à la tête de tous les autres animaux sur lesquels il domine, qui vit en société, qu'il y a inventé des sciences et des arts ". Cette définition, pour universelle qu'elle paraisse, n'en est pas moins marquée par le siècle, dit "des Lumières", auquel elle a été formulée, qui récapitule et complète ainsi, à sa façon, l'Histoire antérieure des idées sur l'homme. Or, paradoxalement, en définissant l'homme ainsi qu'il le fait, Diderot méconnaît le rapport de l'homme au temps, rapport si étroit qu'il nous inciterait aujourd'hui à voir en l'homme plutôt un être en constante évolution, aux figures multiples et contrastées selon les lieux et les époques. Aussi comprendra-t-on que notre époque soit davantage portée à définir l'homme en se contentant de dire de lui qu'il est un être historique.
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  • Resterait toutefois à savoir ce que l'on veut dire lorsque l'on définit l'homme comme un être historique, ce à quoi nous allons nous employer, non sans avoir préalablement défini nous-même le sens de notre propre interrogation.

    En cherchant à savoir ce que l'on veut dire au juste en définissant l'homme comme étant un être historique, nous ferons porter notre réflexion sur une définition de l'être humain, tant individuel que collectif, qui tente de le caractériser en retenant pour toute propriété distinctive le fait qu'il soit un "être historique". De cette définition, nous aurons ainsi pour tâche non seulement de préciser le sens mais aussi les diverses implications. Nous serons, ce faisant, conduits à supposer conjointement que l'homme est défini de fait aujourd'hui ainsi, et que cela n'aille pas pour autant de soi : définir l'homme par l'historicité de son être, est-ce encore, en effet, à proprement parler, le définir : n'est-ce pas plutôt reconnaître, en quelque façon, qu'on ne saurait dire quel il est a priori ? Voilà, on le pressent, qui n'est pas sans conséquences sur la vision que l'on peut se faire de l'homme et de la conduite que l'on peut ou doit adopter en conséquence à son égard. Pour mener à bien notre investigation nous serons ainsi conduits à examiner tout ce que l'on est susceptible d'entendre lorsqu'on définit l'homme comme être historique avant de mettre en évidence ce que l'on peut sous-entendre en faisant le choix d'une telle identification.

     

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    Lorsque nous disons aujourd'hui de l'homme qu'il est un être historique, prétendant ainsi le définir, ne voulons-nous pas dire essentiellement que c'est un être en devenir, en constante évolution, et donc "perfectible", au sens où Rousseau l'entendait, c'est-à-dire sujet au changement ?

    Comment, d'ailleurs, ne le verrions-nous pas ainsi ? Il faut bien reconnaître que nos conditions de vie depuis le moyen âge ne cessent de s'améliorer, que la maladie recule et que l'homme du 20e siècle a une espérance de vie de vingt à trente ans supérieure celle des hommes du 16e siècle.

    Les philosophes des Lumières en Europe ont largement développé la foi au progrès dont l'humanité serait capable. Ainsi, Rousseau dont la foi au progrès était pourtant toute relative, pensait que l'homme avait eu tendance à se "dénaturer" au cours de son évolution antérieure : il déplorait qu'en sortant de l'état de nature, dans lequel il vivait en toute innocence, l'homme se soit corrompu. Mais il s'est employé à explorer les voies qui conduiraient l'humanité à réussir son passage de l'état "sauvage" à l'état civilisé. À la même époque, un autre philosophe, Giambattista Vico, exposa une théorie, cyclique, de l'histoire dans un ouvrage majeur, Principes d'une science nouvelle portant sur la nature commune des nations, publié en 1725. Selon lui, les sociétés humaines progresseraient, à travers une série de phases allant de la barbarie à la civilisation, avant de retourner à la barbarie : l'humanité aurait traversé successivement "l'âge des dieux, durant lequel les hommes croyaient vivre encore sous des gouvernements divins " puis "l'âge des héros, au cours duquel s'établirent les républiques aristocratiques, où les patriciens se disaient certains de posséder une nature supérieure à celle des plébéiens " enfin "l'âge des hommes où le peuple s'est insurgé pour conquérir l'égalité, processus qui marque cependant le début de la désintégration de la société ".

    Nous remarquons donc bien que l'homme est perçu comme étant en constante évolution, qu'il est pensé comme sujet aux changements, et que les philosophes s'accordent pour affirmer soit qu'il progresse, soit qu'il régresse. N'est-ce pas précisément ce que l'on veut dire par " être historique" lorsque l'on parle de l'homme en s'attachant à l'essentiel de ce qui le caractérise. Mais ne veut-on pas dire conjointement que ce devenir est son œuvre ?

     

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  • De fait, les hommes sont tributaires de l'héritage qu'ils ont reçu de leurs ancêtres mais, en même temps, ils ont pour tâche de le transmettre à leurs descendants. Ainsi, il a fallu que les grands inventeurs transmettent leur savoir, permettant aux générations qui leur ont succédé de progresser (mais parfois aussi de régresser, comme on peut le redouter aujourd'hui face aux problèmes éthiques que pose le progrès des sciences et des techniques). Afin de mieux comprendre que l'on puisse voir aujourd'hui en l'homme un être que définirait sa seule historicité, du fait de la prise de conscience du rôle de relais qu'il est amené à jouer d'âge en âge, évoquons l'exemple de l'automobile. On pense souvent que Francesco di Giorgio fut le premier à penser l'auto-mobile à la Renaissance ; mais il a dû s'appuyer sur ce qu'il connaissait déjà de la roue, du cylindre et des pistons, inventés dans l'Antiquité, ainsi que de l'énergie hydraulique, sous l'ère chrétienne. Puis à l'époque contemporaine, les transports à vapeur se généralisent et l'on voit les tout premiers moteurs à explosion apparaître. Tout cela a été nécessaire avant de connaître, au début du 20e siècle, les automobiles dont l'évolution depuis lors s'est poursuivie. On comprend dès lors que l'homme dépende de l'héritage de ses ancêtres. Mais il n'en est pas le pur et simple bénéficiaire ; il a pour mission de transmettre à son tour ce qu'il a lui-même reçu, enrichi de ses propres découvertes, à ses héritiers.

    Lucien Malson montrera d'ailleurs, en 1964, dans son ouvrage Les enfants sauvages qu'un enfant vivant seul, à l'écart du monde et sans éducation, ne pourra pas s'affirmer en tant être humain du fait qu'il n'a pas bénéficié des apports de la société des hommes. Il en conclura que "l'homme n'a pas de nature, mais qu'il a ou plutôt qu'il est une histoire ", tout en constatant que c'est là, à son époque, une idée largement reçue.

    En utilisant l'expression "être historique", pour définir l'homme, on peut donc vouloir dire qu'il est un être en devenir, du fait essentiellement qu'il est un être qui bénéficie des acquis de ses prédécesseurs et qu'il les transmet, enrichis des siens propres, à ses successeurs. Mais on semble vouloir dire aussi par-là, comme l'indique clairement Lucien Malson, qu'il n'a pas de nature, et rejeter ainsi l'idée que l'on se faisait traditionnellement de l'homme. Nous sommes ainsi renvoyés aux implications anthropologiques de la définition de l'homme par l'historicité de son être, implications qu'il nous revient à présent de mettre en évidence.

     

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    D'après les humanistes classiques, il existerait une "nature humaine", selon laquelle, tant sur le plan biologique que sur le plan intellectuel, à titre individuel comme à titre social, il existerait un fonds commun d'humanité invariant, identique en tout homme. Ainsi, le premier article de la constitution américaine affirme l'universalité de cette "nature humaine" sur laquelle il s'appuie pour poser, en droit, l'égale dignité de tout homme : "we hold these truths to be self evident, that all men are created egual". Tous les hommes naissent égaux en droit : cette déclaration reprend les idées prônées par les humanistes en abandonnant leurs corrélats théologiques. Leur conception de l'homme les pousse en effet à dire que ce dernier doit s'affirmer et se construire indépendamment de tout modèle a priori. Ils affirment la valeur de l'homme en tant qu'homme, et non plus en tant que créature d'un Dieu dont il tiendrait sa dignité. Cette nature humaine est définie par tout ce qui, en l'homme, est inné et précède les acquis de la culture et, avec elle, tout ce qui, en lui, est reçu et transmis par l'éducation.

    Cependant, en définissant l'homme comme étant un être historique, n'exclut-on pas l'existence même de cette nature humaine qui ne laisse place à aucune évolution ? T. Dobzhansky affirmait qu'" étant donné que la culture s'acquiert par apprentissage, les gens ne naissent pas Américains, Chinois ou Hottentots, paysans ou soldats, aristocrates ou paysans, musiciens ou artistes, chenapans ou moyennement vertueux : ils apprennent à l'être". Il explicite ainsi l'impératifs de Nietzsche "deviens ce que tu es !". C'est ainsi qu'on peut se demander si l'homme est encore, en fin de compte, réellement définissable, puisqu'il est en constante évolution, que l'homme d'hier est différent de l'homme d'aujourd'hui qui est lui-même différent de celui de demain, et que l'expression "être historique" recouvre précisément le passé, le présent et le futur dans leur succession.

     

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  • Dénier l'existence d'une nature humaine en affirmant l'historicité de l'homme conduit, on le voit, à se démarquer de façon radicale de la conception que l'humanisme classique se faisait de l'homme. Sartre illustrera, au 2Oe siècle, ce déni en lui donnant une expression radicale. Sartre affirmera en effet qu'en l'homme, "l'existence précède l'essence " dans une conférence, publiée sous le titre L'existentialisme est un humanisme, dans laquelle il expose sa propre vision de l'homme. L'homme existerait d'abord avant d'être, ensuite, définissable : c'est à lui et à lui seul que reviendrait le soin de donner sens à cette existence. Ce qui revient à dire d'une part que l'homme est radicalement libre - Sartre dira même qu'il est condamné à l'être - et que, d'autre part, il représente à lui seul, dans sa singularité, l'humanité en sa totalité. L'affirmation de la liberté et celle de la valeur en soi et par soi de l'individu vont en effet de pair. Ainsi, au lieu que chaque homme soit homme de par son appartenance à l'humanité, ainsi que le pensait l'humanisme classique, universaliste, c'est l'humanité elle-même, selon l'humanisme moderne, individualiste, qui se définirait en chaque être humain, en fonction des choix de vie qui sont les siens. Comment ne pas reconnaître, dans cette double affirmation de la liberté et de l'individualité, l'idée que l'homme se fait de lui-même aujourd'hui, alors même qu'il se définit comme un être historique ?

     

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    Ainsi, lorsque l'on définit l'homme comme un "être historique", on souligne le fait que, étant en constante évolution, l'être humain n'est ce qu'il est qu'en le devenant, c'est-à-dire qu'il ne dispose pas, pour soi, d'un être tout constitué, dont il n'aurait plus qu'à déployer les virtualités. Parallèlement à cela, on veut signifier qu'il hérite d'une culture qu'il transmet lui-même après l'avoir modifiée. Conjointement, en le qualifiant d'être historique, on rejette l'idée d'une nature humaine universelle, qui serait la même pour tous, et l'on affirme ainsi que sa nature véritable est de ne pas avoir au fond de nature, récusant ainsi l'humanisme classique. D'ailleurs Sartre n'a-t-il pas dit que "l'homme, sans aucun appui et sans aucun secours, est condamné à chaque instant à inventer l'homme ?

    On ne saurait ignorer que l'évolution de l'homme est problématique. Avec la révolution industrielle, les hommes ont fait un grand pas économique en avant, mais ils l'ont fait sans se soucier de respecter la nature. On peut dès lors se demander s'il ne reviendra pas à l'homme de demain de trouver sa juste place dans la nature en retrouvant ainsi le sens de sa propre nature, oblitéré ces derniers siècles par le sens acéré qui fut le sien de l'Histoire.

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    Estelle PARADEIS,
    élève en classe Terminale L au Lycée St Pierre Chanel en 2001-2002

    revue et corrigée par Michel PÉRIGNON

     

     

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