Sujet : Peut-on reconnaître à l'homme une place particulière dans la nature ?

 

 

A l'aube du vingt-et-unième siècle, alors de le progrès technique ne cesse de s'accélérer, l'homme - après trois millions d'années de présence sur la Terre - en est toujours à " se chercher ". Alors que le génie génétique semble permettre la modification délibérée de l'être humain, celui-ci n'en est arrivé à aucune certitude concrète quant à sa propre perception de lui-même en relation avec la nature.

Demandons-nous dès lors si l'on peut reconnaître à l'homme une place particulière dans la nature.

Après avoir examiné cette question, nous chercherons en premier lieu dans quelle mesure l'on peut dire que l'homme occupe une place particulière dans la nature, pour voir ensuite si ce qui fait le propre de l'homme peut ou non s'inscrire légitimement dans la nature.

 

La question " peut-on reconnaître à l'homme une place particulière dans la nature ? " a pour objet la reconnaissance à l'homme d'une place particulière dans la nature et pose le problème de la recevabilité, de l'admissibilité d'une telle reconnaissance. Par la formule " peut-on ", on se demande en effet si la reconnaissance éventuelle à l'homme d'une place particulière dans la nature s'avère possible et légitime. En fait, il s'agit de considérer les preuves, ou du moins les indices ontologiques qui, éventuellement, justifieraient ou réfuteraient une telle reconnaissance à l'homme d'une spécificité ontologique. La question est donc de savoir s'il est possible et légitime d'accorder à l'être humain une position spécifique parmi l'ensemble des êtres soumis par ailleurs à une causalité de type mécanique, à supposer que l'on pense la nature comme étant l'ensemble des réalités soumises à des lois générales (comme le règne animal, par exemple), ou plus précisément encore, comme étant l'ensemble de tout ce qui existe, de tous les êtres soumis à une causalité de type mécanique (par opposition à la liberté ou à l'esprit).

Au vue du problème ainsi posé, on peut tenir pour admis d'une part que l'homme est de ce monde avec la nature, c'est-à-dire tout simplement qu'il est un être parmi les autres, faisant partie de la nature, et d'autre part que les Hommes se sont considérés à part, voir supérieurs dans leur relation aux autres êtres. (Le pronom " on " implique que certains lui ont reconnu cette place particulière au sein des êtres vivants.)

En se demandant s'il est admissible d'accorder à l'homme une place particulière dans la nature, on cherche à mesurer la lucidité du regard que porte l'homme sur lui-même. Il y va de la vision que l'homme pourra légitimement se faire de lui-même. En fait, il y va d'un problème ontologique, d'identification par localisation, problème qui nous amènera à définir l'humanité et à évaluer la justesse de la considération qu'elle a d'elle-même, dans le cadre de sa relation aux autres êtres de la nature.

Nous sommes ainsi amenés à nous demander en quoi une singularité peut-elle légitimement être reconnue à l'homme, pour voir ensuite si cette singularité ne le met pas à part, voir ne l'exclut pas de la nature, … et si finalement l'homme ne se singularise pas en ceci qu'il s'arrache à la nature alors même qu'il développe son humanité.

 

 

Montrons d'abord en quoi il est possible de reconnaître à l'homme une place particulière dans la nature, pour voir ensuite si une telle reconnaissance s'avère être légitime.

 

Outre le fond biologique commun aux animaux, c'est-à-dire l'existence universelle de besoins naturels, l'homme se distingue ou peut être distingué en cela qu'il présente une infériorité originelle majeure. En effet, contrairement aux animaux (qui constituent le meilleur outil de comparaison à l'homme, étant donné leurs similitudes), l'homme ne possède pas d'instinct, au sens de savoir-faire inné. Il ne dispose pas de réactions automatiques et préformées. Ne dit-on pas pourtant que l'homme possède un instinct sexuel ? Cela relève en fait d'un abus de langage ! Certes, nous sommes intérieurement " poussés " à tel ou tel acte, mais nous ne savons jamais comment procéder, étant privés de ce savoir-faire inné dont sont dotés les animaux. Nous ne nous méprendrons donc pas en différenciant l'instinct et le penchant, en parlant pour l'homme de pulsion ( " der Trieb ", comme disait Freud) et non d'instinct. L'homme n'a donc point d'instinct. Une telle déficience, une pareille lacune originelle nous permet déjà de reconnaître que, biologiquement parlant, l'homme occupe une place particulière au sein de la nature.

Or, aussi étonnant que cela puisse paraître, cette infériorité naturelle va permettre à l'homme de devenir supérieur. De toute évidence, l'absence d'instinct chez l'homme va le forcer à développer d'autres ressources, à inventer des moyens de compenser son infériorité, son désavantage originel. C'est en analysant cette démarche que l'on s'aperçoit que l'homme possède une autre spécificité. En effet, il est doté de capacités très particulières, qui lui sont propres et qui sont connues sous le nom de potentialités humaines. - Sans doute est-ce en elles qu'il faudrait chercher un témoignage en faveur de l'existence d'une nature humaine. - L'homme est en effet capable de certaines performances qu'il est seul à être en mesure de réaliser, comme par exemple des performances intellectuelles, observées par les psychologues (capacité à penser et à se projeter dans le futur, à former des pensées inactuelles, ou encore à articuler un discours, c'est-à-dire à posséder un langage ) ou des performances affectives, mises en exergue par les anthropologues (exigence de règles, de réciprocité, ou encore la pratique du don et de l'échange). Nous pouvons donc affirmer que du fait de son infériorité originelle, l'homme va devoir recourir à des ressources qui lui permettront d'affirmer sa supériorité. Il y est d'ailleurs contraint, sous peine de disparaître. Dans la mesure où l'homme présente des capacités intellectuelles et affectives spécifiques, il semble que l'on puisse à nouveau lui reconnaître une place particulière au sein de la nature, place qui découle de sa déficience première. Il convient dès lors d'ajouter qu'alors que l'animal dispose d'instincts, conditions de son adaptation au milieu environnant, alors qu'il est en son genre parfait (déjà " réalisé ", en quelque sorte), l'homme, comme Rousseau est l'un des premiers philosophes à l'avoir souligné, est perfectible. Son est à refaire constamment, sans jamais pouvoir être parfaitement assurée, parfaite.

La supériorité qui vient d'être évoquée semble être confirmée par la domination exercée par l'homme sur la nature qu'il ne cesse de transformer. D'ailleurs, c'est l'avènement de l'agriculture (première transformation de la nature par l'homme) qui marque le passage de la préhistoire à l'histoire. Cette ambition de maîtriser la nature a pris une nouvelle dimension lorsqu'elle est apparue à Descartes dans toute sa singularité ontologique. Descartes considérait la nature comme une vaste machinerie et parlait, d'ailleurs, d' " animaux-machines ", qui étaient radicalement dissemblables l'homme, être doué de raison, capable de pensée ; destiné dès lors à de " se rendre comme maître et possesseur de la nature ". Il est évident que depuis l'apparition à l'âge classique de ce regard moderne, expressif d'une nouvelle relation de l'homme à la nature, la nature ne constitue guère pour l'homme qu'une simple réserve de matériaux à exploiter ou de forces à maîtriser. L'homme connaît donc la nature et ses phénomènes et peut ainsi la transformer à son avantage, la dominer et l'exploiter, ce qui nous pousse à reconnaître à nouveau à l'homme une place particulière au sein de celle-ci : la place de dominant, sûr de son fait, et avide de puissance. Bacon ne disait-il pas à l'aurore de l'âge classique que l'"on commande à la nature en lui obéissant" ?.

 

Cependant, il convient de s'intéresser à la légitimité de l'apparente place particulière que l'on a pu provisoirement reconnaître à l'homme au sein des êtres vivants qui, avec lui, composent la nature. Une telle légitimité n'est-elle pas problématique ? En effet, la nature est à l'origine de l'homme (les Indiens parlaient d'une " mère commune ") et celui-ci ne sait plus que la transformer, la détruire peu à peu, sans lui accorder un soupçon de l'immense respect que lui portaient les Anciens.

Nous en arrivons ainsi aux thèses écologiques, selon lesquelles la Terre est une totalité vivante dont l'homme ne saurait impunément s'excepter. Actuellement, l'homme ne cesse d'agresser la nature, l'espèce humaine semblant être " l'espèce anti-naturelle " par excellence, la plus nuisible. La nature étant à l'homme ce qu'une mère est à son fils, on pourrait presque dire que le fils ne cesse de " violer " sa mère, et il nous semble alors bien à craindre que la situation soit inversée et qu'elle se retourne contre l'homme. En effet, le genre humain n'éprouve aucun scrupule à l'idée de maltraiter les animaux (bon nombre d'espèces, comme par exemple les pandas, sont en voie de disparition...) ou à détruire délibérément les ressources vitales offertes par la nature (c'est l'occasion d'évoquer enfin le règne végétal, avec la destruction progressive et inquiétante de la forêt amazonienne, pourtant considérée comme le poumon de la terre...). C'est alors q'apparaît une certaine forme de " moralité ", puisque si l'homme, atteignant le paroxysme de la déraison, en arrive à dépasser les limites, c'est lui qui en paiera les conséquences, qui ne pourra plus survivre... Comme l'affirment les écologistes, il est possible que la nature recouvre son équilibre mais, de cet équilibre, l'homme pourrait bien, en toute logique, se retrouver exclu ! Ainsi, si l'homme poursuit sa destruction de la nature, se croyant supérieur, alors que celle-ci est à l'origine de sa propre vie, la nature ne lui permettra plus de vivre en ce monde et aura démontré son indépassable supériorité sur l'homme... En conséquence, il nous apparaît très clairement illégitime de reconnaître à l'homme la place de dominant au sein de la Nature.

 

 

Nous avons jusqu'alors constaté que l'homme, être originellement inférieur du fait de son absence d'instinct, était capable de se montrer mentalement supérieur grâce au développement de ses potentialités, tout à fait caractéristiques, sans pour autant pouvoir dominer la nature, qui semble devoir lui rester légitimement supérieure. Reste désormais à savoir si les moyens auxquels l'homme a recours pour devenir homme ne le font pas sortir du cadre de la nature précédemment déterminé. Autrement dit, la question est à présent de savoir si le développement des potentialités humaines n'engendre pas inexorablement un détachement de l'homme par rapport à la nature. L'homme ne doit-il pas, en effet, s'arracher à la nature pour compenser son infériorité originelle ? Le passage de l'animalité à l'humanité (c'est-à-dire le développement et la concrétisation des critères qui font le propre de l'homme) n'implique-t-il pas son arrachement définitif à la nature ?

Les hypothèses auxquelles nous venons de procéder nous amènent à aller au devant de toutes les objections éventuelles que l'on pourrait élever à leur encontre.

 

Dans un premier temps, il convient de voir si l'homme n'est pas finalement l'égal en tous points de tous les autres êtres vivants déterminés qui composent la nature, au sens précédemment évoqué. En effet nous pourrions fort bien considérer le fait que la nature est à l'origine de l'homme et qu'il est par conséquent nécessaire de vivre conformément à celle-ci et de s'y fondre. Pareille théorie correspond au regard traditionnel de l'homme sur la nature, notamment pendant l'Antiquité, où l'on admirait la nature en y voyant la source de toute vie. Plusieurs philosophes, tels qu'Epicure, Epictète et Marc-Aurèle, ou encore, plus tard, tels que Montaigne avaient adopté comme règle de conduite de se ressourcer dans la nature, leur guide et leur mère (conformément à l'étymologie latine du mot nature: " nascor  " qui signifie " donner naissance "). Le mot d'ordre des stoïciens et des épicuriens était donc de se fondre dans la nature. Le regard traditionnel de l'homme sur la nature pose néanmoins le problème de la liberté. L'homme serait-il totalement déterminé par des lois naturelles, et donc privé de liberté, au quel cas l'on ne saurait lui reconnaître une place particulière dans la nature ? De nombreux courants de pensée font leur cette hypothèse. Par exemple, l'idée selon laquelle l'homme échapperait à un ordre naturel des choses et jouirait ainsi d'une capacité de décision propre (donc de liberté) est étrangère à la pensée grecque, soumise à la fatalité, la nature ayant été créée ainsi par les dieux. De fait, la nature nous apparaît comme le règne du déterminisme : tout phénomène a une ou plusieurs causes et " s'explique " par sa ou ses causes. Certains ont d'ailleurs, encore à une époque récente, affirmé que l'homme était déterminé en chacun de ses actes : c'est le cas du philosophe Baruch Spinoza (1632-1677), qui prétendait qu'il n'y avait pas de libre-arbitre mais que l'homme était régi par la nécessité inhérente aux lois de la nature. Pour Spinoza, la nature, et tout ce qui en fait partie, y compris les hommes, sont soumis à des lois éternelles et universelles. Il n'y aurait rien en dehors de la nature, et " les hommes se trompent en ce qu'ils pensent être libres et cette opinion consiste en cela seul qu'ils sont conscients de leurs actions, et ignorants des causes pour lesquelles ils sont déterminés ", selon ce même Spinoza. En ce sens, nous ne pourrions reconnaître à l'homme une place particulière dans la nature, en cela qu'il lui appartient, qu'il est déterminé, soumis à ses lois, éternelles. De l'homme, Spinoza disait qu'il "n'est pas un empire dans un empire".

 

L'hypothèse qui vient d'être analysée fait la part belle au déterminisme. Elle présuppose que l'homme appartient inéluctablement à la nature et ne peut s'en arracher. Voyons donc si l'homme ne s'arrache pas en fait à la nature. Si cela devait être le cas nous serions certes amené à reconnaître également que l'on ne peut reconnaître à l'homme une place particulière au sein de la nature, mais cette fois tout simplement parce que l'homme ne s'inscrirait plus dans son cadre, tel que nous l'avons précédemment défini (c'est-à-dire l'ensemble de tous les êtres soumis à une causalité de type mécanique). Il semble pertinent, dans cette perspective, de s'intéresser à ce qui fait LE PROPRE DE L'HOMME pour vérifier si cela n'implique pas inéluctablement un arrachement (tout du moins psychique) à la nature. L'humanité (concept qui s'oppose à celui d'animalité), qui peut être considérée comme la destination de l'homme, n'est-elle pas caractérisée en effet par la LIBERTE (par opposition au déterminisme logique de Spinoza), critère étranger à tout être vivant soumis à une causalité de type mécanique. Par opposition aux autres êtres vivants originellement déterminés, l'existence de l'homme est fondamentalement libre. Chaque acte de l'homme, que l'instinct ne saurait régir, est l'œuvre d'un choix. Et c'est en posant des choix que l'homme ne se contente pas de vivre, comme peut le faire un animal, mais se met à "exister", à sortir de situations prédonnées, conformément à la signification étymologique du verbe exister soulignée par Heidegger.

La liberté définit le propre de l'homme, et, de toute évidence, ne peut se déduire d'un principe de causalité mécanique identique à celui qui régit la nature. En fait, la nature ne saurait expliquer, dans l'homme même, ce qu'il y a de " supérieur " à l'animalité, ce qui est d'ordre intellectuel et moral ; en somme ce qui n'est plus " nature ", simple vie, mais qui est raison, esprit, et que le terme LIBERTE semble pouvoir résumer. Existant, et non simplement vivant, l'homme est, qui plus est, responsable de la gestion de son existence puisque, au contraire des autres êtres vivants (de la nature), il est parfaitement conscient de sa mort, et avec elle de la finitude de sa condition. "L'homme n'est qu'un roseau, disait Pascal, mais c'est un roseau pensant… Il sait l'avantage que la nature a sur lui, il sait qu'il meurt." Et il concluait: "travaillons donc à bien penser, voilà le principe de la morale. C'est de-là qu'il faut nous relever." Au fur et à mesure que l'homme devient homme (par le passage de la nature à la culture, par le développement des potentialités humaines précédemment évoquées, éveillées par la société, berceau véritable de l'homme), celui-ci progresse vers sa destination (son " telos "), c'est-à-dire l'Humanité, qui apparaît en tout point opposée aux concepts d'animalité et de nature, en cela que ses attributs (tous d'ordre spitituel), dont la liberté et l'esprit, ne peuvent, par essence, être soumis à un principe de causalité mécanique. Pour développer son humanité, l'homme doit apprendre à maîtriser les pulsions qui lui viennent de la nature pour devenir pleinement homme. C'est par l'exercice de sa liberté qu'il lui est en effet possible de s'arracher à cette condition naturelle. En somme, la liberté, propre à l'existence humaine, constitue la ligne de démarcation entre la nature et l'humanité. Tout ce qui est constitutif de l'humanité (comme la conscience de devoir mourir) fait sortir l'homme du cadre de la nature.

On peut caractériser l'animalité par l'instinct et la déterminisme comportemental, tandis que l'homme se définit par la liberté, qui le fait sortir de la nature en tant que l'ensemble des êtres soumis à une causalité de type mécanique. D'ailleurs, le concept d'humanité s'est construit en opposition à celui d'animalité. Selon Descartes, par exemple, il existe une différence de nature entre l'homme et l'animal, et non une simple différence de degré - ce qui confirme bien que la place de l'homme ne peut être dans la nature. Seul l'homme est capable de pensée, c'est-à-dire de conscience et de langage. De surcroît, il est le seul pouvant poursuivre des fins (volonté morale), en et en maîtrisant le déterminisme naturel. En résumé, nous en arrivons à concevoir la liberté, qui est le propre de l'homme, comme l'état idéal de l'être humain, atteint par la maîtrise des pulsions, et par l'intelligence, la connaissance de la nature, ce qui requiert une force d'âme bien spécifique, et ce qui montre surtout l'antagonisme fondamental entre la nature et la liberté, engendrant la démarcation de l'homme par rapport à la nature. Auguste Comte, en définissant le caractère humain et en l'opposant à l'animal, parlait de " l'ascendant croissant de notre humanité et de notre liberté sur l'animalité, d'après la double suprématie de l'intelligence sur les penchants et de l'instinct sympathique sur l'instinct personnel ". En somme, nous tendons à penser que le passage de l'animalité (nature) à l'humanité (à ce qui fait le propre de l'homme, notamment la liberté) engendre inexorablement l'arrachement de l'homme à la nature, le franchissement de cette ligne de démarcation qui sépare la nature et l'humanité. En cela, il apparaît difficile de reconnaître à l'homme (" devenu homme ") une place particulière dans la nature, puisque sa place essentielle s'avère plutôt être hors du cadre de la nature.

 

Il semble finalement logique de se demander si l'homme possède bel et bien une " nature réelle " (nous parlons cette fois de la nature d'un être, et non de la nature en général), sans laquelle il serait difficile de lui reconnaître une quelconque place dans la nature. En effet, après que nous ayons démontré l'indétermination ontologique originelle de l'être humain dont découle la prépondérance de la liberté pour l'homme, nous nous apercevons que ces caractéristiques humaines tendent à prouver l'absence de nature humaine. Jean-Paul Sartre, philosophe existentialiste du vingtième siècle, va jusqu'à nier que l'homme puisse se définir par référence à quelque nature que ce soit, car pour lui, " l'existence précède l'essence " et " l'homme est condamné à être libre ". Il convient cependant de nuancer ses propos, car, comme nous l'avons démontré précédemment, l'homme est naturellement doté de potentialités. Sans ce fond naturel (ces potentialités intellectuelles et affectives), tous les développements culturels (qui sont propres à l'homme) seraient impossibles. Sans ces développements culturels, ce fond naturel serait perdu . Malson démontre cette interaction dans son œuvre, Les enfants sauvages, mettant en valeur les insuffisances et les limites de ces potentialités grâce à l'exemple des enfants privés de toute culture. L'homme n'a donc pas une nature qui suffirait à le faire être : elle ne saurait être suffisante qu'aux autres êtres vivants composant la nature. Bien qu'il possède une nature virtuelle, elle ne débouche sur rien de constitutif de l'homme a priori, qui s'avère être ainsi grandement indéterminé. Pareille indétermination, l'absence d'une nature constitutive de l'homme, peut s'expliquer par un concept bien particulier : la perfectibilité. L'anthropologie rousseauiste illustre parfaitement le recours à ce concept. En effet, pour Rousseau, l'homme de la nature est appelé à devenir l'homme de l'homme. Et si, au contraire, l'animal est condamné à rester, lui, un être naturel, c'est parce qu'il n'est pas perfectible. Alors que l'animal est en son genre parfait et entièrement déterminé, conditionné et donc n'a pas d'histoire, l'homme est perfectible. Son adaptation est toujours à inventer, elle n'est jamais parfaite, et c'est pourquoi il entre dans l'Histoire (il est en effet pertinent de noter qu'il y a une Histoire de l'Humanité mais aucune Histoire de la nature !...). Rousseau en déduit, qu'au contraire de l'animal, l'homme n'a pas à proprement parler de nature. Bien plus tard, Malson notera l'adoption générale du point de vue de Rousseau, observant que " c'est une idée désormais conquise que l'homme n'a point de nature mais qu'il a - ou plutôt qu'il est - une histoire ". Il apparaît, on en conviendra, dès lors peu crédible d'accorder une place particulière dans la nature à un être dépourvu de nature.

 

 

Somme toute, l'opposition fondamentale entre l'homme et l'animal (représentant de la nature) a constitué le fil conducteur de notre démarche. Reste à savoir si cette opposition doit être conçue comme une graduation interne au monde animal ou comme une séparation absolue : l'homme n'appartiendrait ni en fait ni en droit au monde naturel, mais relève d'un monde spirituel (n'étant pas soumis à un principe, physique, de causalité mécanique) " supérieur ", ou au moins radicalement différent, marqué par les caractéristiques distinctives de l'humanité que sont la maîtrise de la nature et la liberté. Ainsi tendons-nous à définir l'homme comme étant un être qui s'arrache à la nature, et auquel on ne peut, par conséquent, reconnaître aucune place particulière au sein de celle-ci, du moins du point de vue psychique ( et non biologique ). Ce qui fait le propre de l'homme en tant qu'esprit, c'est-à-dire la liberté et perfectibilité, le font inéluctablement sortir de la nature.

Cependant, le genre humain sera toujours tributaire de la nature, en ceci que sa vie et sa survie ne peuvent lui être données que par elle. Ne convient pas également de se demander si le monde spirituel, spécifique à l'homme, n'est pas - contrairement à ce l'on pourrait pensé - un monde fondamentalement inférieur, en ceci que la perfection ( naturellement acquise par tous les autres êtres vivants, parfaits en leur genre...) s'y révèle être inaccessible...

 

 

Nicolas BOHLER, élève en Terminale L à Saint Pierre CHANEL (1998/99)

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