Sujet: La philosophie nous détache-t-elle du monde
Introduction
Le langage commun a emprunté à la philosophie nombre de ses termes. Ainsi en est-il de mots tels que sceptique, cynique, stoïque, etc., qui désignent dans ce langage commun essentiellement une attitude particulière à l'égard de la vie; c'est aussi le cas des mots mêmes de " philosophe " ou de " philosophie " lorsque l'on dit de quelqu'un : " il prend les choses avec philosophie " ou " c'est un philosophe ", entendant par là une conduite qui consiste à se désengager du monde, à s'en détacher.
Toutefois, Nietzsche a souligné que cette acception populaire de la philosophie révèle souvent une méconnaissance de ce qu'est la vraie philosophie. " Quand de nos jours, écrit-il, on entend dire d'un homme qu'il mène la vie du "sage" et du "philosophe", cela ne signifie presque rien de plus qu'une vie "prudente" et "retirée". La sagesse, aux yeux du vulgaire, c'est un refuge, un moyen, un artifice pour tirer son épingle du jeu. " Or, nous dit Nietzsche, " le véritable philosophe " est précisément celui qui " ne vit ni en "philosophe" ni en "sage", ni surtout en homme prudent, et sent peser sur lui le fardeau et le devoir des cent tentatives, des cent tentations de la vie"?
La question se pose donc de savoir si la philosophie nous détache ou non du monde, à moins qu'elle ne soit paradoxalement ce qui nous détache du monde pour nous y attacher plus fortement.
1. La philosophie comme détachement
On connaît la célèbre mésaventure survenue au philosophe Thalès, que nous ont rapportée Platon (Théétète, 174 a) et Diogène Laërce : Thalès, étant sorti de chez lui pour contempler les astres, tomba dans un puits. " Comment, lui demanda en se moquant une vieille femme qui passait par la, Thalés, toi qui n'es pas capable de voir ce qui est à tes pieds, t'imagines-tu pouvoir connaître ce qui est dans le ciel ", Cette anecdote nous dépeint &emdash;de façon caricaturale certes&emdash;le philosophe comme celui qui, plongé dans ses méditations et sa contemplation d'un autre monde, se détache du monde dit " réel " jusqu'à l'oublier. Mais quel est le vrai sens de ce détachement ?
a) Se détacher des fausses valeurs mondaines
Diogène le cynique, qui pour toute maison avait un tonneau, s'appliquait à mépriser systématiquement les valeurs établies : gloire, honneurs, argent, mariage, position sociale, etc. La philosophie, pour Diogène, est ce qui nous détache du monde en ce sens qu'elle nous permet de ramener certaines valeurs à leur juste valeur, c'est-à- dire à une valeur à peu près nulle. Semblablement, Épicure conseillait de " vivre caché " pour ne pas subir les inconvénients liés à la vaine quête des richesses, du pouvoir, des honneurs. Cette idée que la démarche philosophique consiste à procéder à une estimation objective des valeurs qui conduit à distinguer les vrais des faux biens, et ainsi à parvenir au véritable bonheur, était partagée par l'ensemble des écoles philosophiques de l'antiquité gréco-latine, qui ont, à partir de principes souvent opposés, presque toutes abouti à préconiser une attitude consistant à se détacher du monde, entendons à se détacher de ce que la majorité des hommes recherche avidement. Ainsi que ce soit les stoïciens, qui condamnent la recherche du plaisir, ou les épicuriens, qui la louent, les uns comme les autres finissent par convenir que le vrai bonheur consiste dans l'ataraxie, cette tranquillité de l'âme détachée des passions du monde, que plus rien ne peut venir troubler.
La philosophie ne nous détache donc pas réellement de la vie en ce sens que l'exercice quotidien de la réflexion ferait oublier au philosophe, comme à son insu, le monde qui l'entoure. Au contraire, c'est un détachement conscient, volontaire et rendu possible par la philosophie elle-même, un détachement à l'égard de ce qui est susceptible d'empêcher d'atteindre au souverain bien.
b) Se détacher de l'opinion pour atteindre à la connaissance vraie
Le mythe de la caverne
Si la jouissance du bonheur, en quoi consiste le souverain, bien exige un détachement des faux biens et des fausses valeurs du monde, la connaissance du vrai, au reste également nécessaire au bonheur, passe elle aussi par un certain détachement de ce monde des apparences et de l'opinion qu'est notre monde. C'est ce qu'entend montrer Platon avec le célèbre " mythe de la caverne ".
Pour Platon (cf. République, VIII, 514 a), en effet, l'homme ressemble à un captif qui, enchaîné depuis son enfance dans une caverne, le visage tourné vers le mur, ne verrait que les ombres d'objets qui défilent derrière lui, éclairés en amont par la lumière du soleil. N'ayant jamais rien vu d'autre que ces ombres, I'homme les prend pour la réalité. Qu'on le détache, qu'on l'oblige à sortir de la caverne, il sera d'abord ébloui, les yeux blessés par la lumière, préférant même retourner à sa condition antérieure. Mais, qu'il s'habitue à l'éclat du jour, alors il comprendra que le monde qu'il tenait pour réel n'est qu'une illusion; que la réalité est d'un autre ordre, comme la vérité et la beauté. En sortant de la caverne, l'homme découvre le monde des idées pures, de l'intelligible.
Cette conversion vers la lumière symbolise cet effort de la philosophie &emdash;la démarche philosophique même, selon Platon&emdash;pour nous détacher du monde de l'illusion et nous faire découvrir le monde réel. Mais chacun n'est pas capable d'opérer cette conversion, ou ne le veut pas; et ce qui distingue le philosophe du non-philosophe, c'est précisément la capacité à se détacher du monde pour accéder à la connaissance vraie: "Sont philosophes, dit Platon, ceux qui sont capables d'atteindre à ce qui existe toujours de façon immuable ".
c) Se détacher du langage commun est-ce un détachement du monde et des hommes ?
Mais cette ambition d'atteindre au vrai justifie-t-elle l'usage par le philosophe d'un langage technique incompréhensible au commun des mortels ? Le philosophe ne se coupe-t-il pas, ce faisant, des autres hommes à qui il devient inintelligible ? Pourtant le savant use lui aussi d'un langage technique inaccessible à la plupart des hommes, et ce reproche de se couper du monde ne lui est pas adressé. C'est que la science ne prétend pas, comme la philosophie, procurer aux hommes le bonheur, ni la sagesse, ni donner un sens à leur vie; elle n'a pas en vue, comme la philosophie, "la fin ultime et catégorique qui consiste à rendre les hommes meilleurs " (Kant). Par sa méthode, ses concepts, son mode abstrait d'interrogation, son caractère purement spéculatif, la philosophie se détacherait donc elle-même de ces hommes qu'elle prétend justement éclairer.
Faut-il, dès lors, comme le proposaient Marx et Engels, que les philosophes transposent simplement leur langage dans le langage ordinaire dont il est abstrait ? Cela est le plus souvent possible, et des philosophes &emdash;non des moindres&emdash; l'ont fait lorsqu'ils s'adressaient aux non-philosophes. Il n'en reste pas moins qu'un langage technique demeure nécessaire à la philosophie, comme il est nécessaire à la science : si les concepts de la philosophie se détournent du langage commun, c'est pour parvenir à cette connaissance certaine que le langage commun, en se prêtant, comme le dit Alain, " sans résistance à toutes les combinaisons du mots " ne permet pas précisément d'atteindre.
2. Un authentique engagement dans le monde
Jules Lagneau déclarait que " la philosophie c'est la recherche de la réalité par la réflexion d'abord, et ensuite par la réalisation " (Célèbres leçons et fragments). Le recul, le détachement par la réflexion est une nécessité pour qui veut véritablement comprendre le monde, et cette compréhension est à son tour nécessaire pour qui veut le maîtriser, ou simplement s'y engager en suivant une marche droite et assurée. Ainsi la philosophie peut n'opérer chez le philosophe un détachement du monde que pour le conduire à s'y mieux engager; au reste, ne convient-il pas à celui qui a pu sortir de sa caverne et contempler la vérité de retourner auprès de ses anciens compagnons pour les aider à se délivrer de leurs chaînes et de leurs illusions ?
Descartes: la philosophie, guide de notre conduite dans la vie
" C'est proprement avoir les yeux fermés, nous dit Descartes, sans jamais tâcher de les ouvrir que de vivre sans philosopher; et le plaisir de voir toutes les choses que notre vue découvre n'est point comparable à la satisfaction que donne la connaissance de celles qu'on trouve par la philosophie; et, enfin, cette étude est plus nécessaire pour régler nos murs et nous conduire en cette vie, que ne l'est l'usage de nos yeux pour guider nos pas. " (Lettre Préface aux Principes de la philosophie). L'acquisition d'une connaissance véritable, comme la constitution de " la plus haute et plus parfaite morale ", suppose, nous l'avons vu, que l'homme ait déjà pris du recul par rapport au monde, qu'il s'en soit détaché. Mais ce détachement n'a de sens que si la connaissance qu'il autorise nous permet ensuite de nous mieux guider et engager dans le monde. Alors le philosophe n'apparaît plus comme l'éternel penseur détaché du réel, méditant dans la solitude de son cabinet, il est au contraire l'homme d'action qui, après s'être arraché au monde des fausses évidences, a trouvé un fondement ferme à partir duquel il peut distinguer le vrai d'avec le faux, le bien d'avec le mal, voir clair en ses actions et " marcher avec assurance en cette vie " (Descartes, Discours de la méthode, première partie).
Un engagement politique
" Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe, c'est de le transformer " (L'idéologie allemande, Éd. sociales, p. 490). Cette fameuse formule de Marx (lui-même philosophe) est une accusation quelque peu injuste : s'ils n'y ont pas toujours réussi, bien des philosophes ont tenté de le faire. Si pour Platon le premier moment de la philosophie consiste à se délivrer du monde, à sortir de la caverne, pour contempler le Bien, pour lui le philosophe doit, une fois connue la réalité vraie, redescendre dans la caverne. Le philosophe est désormais investi d'une fonction particulière: celle de réaliser, sous la forme du meilleur gouvernement possible, le bien dans la Cité. Connaissant les véritables réalités, le philosophe saura constituer un État véritable, et non " un rêve d'État, comme c'est le cas de la plupart, dont les gouvernants se disputent sur des ombres les uns contre les autres, et forment des factions pour la conquête du pouvoir comme s'il s'agissait d'un grand bien " (République, VII, 520c). Loin de rester à l'écart du monde, le philosophe trouve donc toutes les raisons de s'y réangager.
Conclusion
La philosophie nous détache du monde, certes, mais cela ne signifie nullement désintérêt du monde. Ce détachement consiste en un recul, une distance délibérément prise avec le monde des préjugés et des fausses évidences. En ce sens, ce détachement est examen critique, et la seule façon de renouer solidement, authentiquement avec la réalité. " Les vrais philosophes, disait Fontenelle dans ses Entretiens sur la pluralité des mondes, sont comme les éléphants, qui en marchant ne posent jamais le second pied à terre avant que le premier ne soit bien affermi ".
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