L'espace est quelque chose d'uniforme absolument; et sans les choses y placées, un point de l'espace ne diffère absolument en rien d'un autre point de l'espace. Or il suit de cela (supposé que l'espace soit quelque chose en lui-même outre l'ordre des corps entre eux), qu'il est impossible qu'il y ait une raison pourquoi Dieu, gardant les mêmes situations des corps entre eux, ait placé les corps dans l'espace ainsi et non pas autrement; et pourquoi tout n'a pas été pris à rebours (par exemple) par un échange de l'Orient et de l'Occident. Mais si l'espace n'est autre chose que cet ordre ou rapport et n'est rien du tout sans les corps que la possibilité d'en mettre, ces deux états, l'un tel qu'il est, l'autre supposé à rebours, ne différeraient point entre eux. Leur différence ne se trouve donc que dans notre supposition chimérique de la réalité de l'espace en lui-même. Mais dans la vérité, l'un serait justement la même chose que l'autre, comme ils sont absolument indiscernables; et par conséquent, il n'y a pas lieu de demander la raison de la préférence de l'un à l'autre.

Il en est de même du temps. Supposé que quelqu'un demande pourquoi Dieu n'a pas tout créé un an plus tôt, et que ce même personnage veuille inférer de là que Dieu a fait quelque chose dont il n'est pas possible qu'il y ait une raison pourquoi il l'a faite ainsi plutôt qu'autrement, on lui répondrait que son illation serait vraie si le temps était quelque chose hors des choses temporelles; car il serait impossible qu'il y eût des raisons pourquoi les choses eussent été appliquées plutôt à de tels instants qu'à d'autres, leur succession demeurant la même. Mais cela même prouve que les instants hors des choses ne sont rien et qu'ils ne consistent que dans leur ordre successif; lequel demeurant le même, I'un des deux états, comme celui de l'anticipation imaginée, ne différerait en rien, et ne saurait être discerné de l'autre qui est maintenant.

 

G.W. LEIBNIZ, Troisième écrit, ou Réponse ou seconde réplique de M. Clarke, in Œuvres Paris, Ed. Aubier-Montaigne, 1972, p. 416.

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