« On peut juger un homme en disant qu'il est de mauvaise foi. Si nous avons défini la situation de l'homme comme un choix libre, sans excuses et sans secours, tout homme qui se réfugie derrière l'excuse de ses passions, tout homme qui invente un déterminisme est un homme de mauvaise foi. On objecterait: mais pourquoi ne se choisirait-il pas de mauvaise foi? Je réponds que je n'ai pas à le juger moralement, mais je définis sa mauvaise foi comme une erreur. Ici, on ne peut échapper à un jugement de vérité. La mauvaise foi est évidemment un mensonge, parce qu'elle dissimule la totale liberté de l'engagement. Sur le même plan, je dirai qu'il y a aussi mauvaise foi si je choisis de déclarer que certaines valeurs existent avant moi; je suis en contradiction avec moi-même si, à la fois, je les veux et déclare qu'elles s'imposent à moi. Si l'on me dit: et si je veux être de mauvaise foi? Je répondrai: il n'y a aucune raison pour que vous ne le soyez pas, mais je déclare que vous l'êtes, et que l'attitude de stricte cohérence est l'attitude de bonne foi. Et en outre je peux porter un jugement moral. Lorsque je déclare que la liberté, à travers chaque circonstance concrète, ne peut avoir d'autre but que de se vouloir elle-même, si une fois l'homme a reconnu qu'il pose des valeurs dans le délaissement, il ne peut plus vouloir qu'une chose, c'est la liberté comme fondement de toutes les valeurs. Cela ne signifie pas qu'il la veut dans l'abstrait. Cela veut dire simplement que les actes des hommes de bonne foi ont comme ultime signification la recherche de la liberté en tant que telle. Un homme qui adhère à tel syndicat, communiste ou révolutionnaire, veut des buts concrets; ces buts impliquent une volonté abstraite de liberté; mais cette liberté se veut dans le concret. Nous voulons la liberté pour la liberté et à travers chaque circonstance particulière. Et en voulant la liberté, nous découvrons qu'elle dépend entièrement de la liberté des autres, et que la liberté des autres dépend de la nôtre. Certes, la liberté comme définition de l'homme ne dépend pas d'autrui, mais dès qu'il y a engagement, je suis obligé de vouloir en même temps que ma liberté la liberté des autres, je ne puis prendre ma liberté pour but que si je prends également celle des autres pour but. En conséquence, lorsque, sur le plan d'authenticité totale, j'ai reconnu que l'homme est un être chez qui l'essence est précédée par l'existence, qu'il est un être libre qui ne peut, dans des circonstances diverses, que vouloir sa liberté, j'ai reconnu en même temps que je ne peux vouloir que la liberté des autres. Ainsi, au nom de cette volonté de liberté, impliquée par la liberté elle-même, je puis former des jugements sur ceux qui visent à se cacher la totale gratuité de leur existence, et sa totale liberté. Les uns qui se cacheront, par l'esprit de sérieux ou par des excuses déterministes, leur liberté totale, je les appellerai lâches; les autres qui essaieront de montrer que leur existence était nécessaire, alors qu'elle est la contingence même de l'apparition de l'homme sur la terre, je les appellerai des salauds. Mais lâches ou salauds ne peuvent être jugés que sur le plan de la stricte authenticité. »

(Sartre, l'existentialisme es tun humanisme LP. pp. 68-71)