Prenons pour exemple d'un « moment historique » l'anecdote célèbre du «Rubicon». - Qu'y a-t-il dans le présent proprement dit ? Un homme se promène la nuit au bord d'une petite rivière. Autrement dit quelque chose d'extrêmement banal, rien d'« historique ». Car même si l'homme en question était César, l'événement n'aurait rien d'« historique » si César se promenait ainsi uniquement à cause d'une insomnie quelconque. Le moment est « historique » parce que le promeneur nocturne pense à un coup d'Etat, à la guerre civile, à la conquête de Rome et à la domination mondiale. Et notons-le bien parce qu'il a le projet de le faire, car tout ceci est encore dans l'avenir. L'événement en question ne serait donc pas « historique » s'il n'y avait pas une présence réelle (Gegenwart) de l'avenir dans le monde réel (tout d'abord dans le cerveau de César). Le présent n'est donc « historique » que parce qu'il y a en lui un rapport à l'avenir, ou plus exactement parce qu'il est une fonction de l'avenir (César se promenant parce qu'il pense à l'avenir). Et c'est en ce sens qu'on peut parler d'un primat de l'avenir dans le « Temps historique ». Mais ceci ne suffit pas. Supposons que le promeneur soit un adolescent romain qui « rêve » à la domination mondiale, ou un « mégalomane » au sens clinique du mot qui échafaude un projet par ailleurs identique à celui de César. Du coup, la promenade cesse d'être un « événement historique ». Elle l'est uniquement parce que c'est César qui pense en se promenant à son projet (ou « se décide », c'est-à-dire transforme une « hypothèse » sans rapport précis avec le temps réel en un « projet d'avenir » concret. Pourquoi ? Parce que César a la possibilité (mais non la certitude, car alors il n'y aurait pas d'avenir proprement dit, ni de projet véritable) de réaliser ses plans. Or, cette possibilité, c'est tout son passé, et son passé seulement, qui la lui assure. Le passé, c'est-à-dire l'ensemble des actions de lutte et de travail effectuées dans des présents en fonction du projet, c'est-à-dire de l'avenir. C'est ce passé qui distingue le « projet » d'un simple « rêve » ou d'une « utopie ». Par conséquent il n'y a un « moment historique » que là où le présent s'organise en fonction de l'avenir à condition que l'avenir pénètre dans le présent non pas d'une manière immédiate (unmittelbar, cas de l'utopie), mais étant médiatisé (vermittelt) par le passé, c'est-à-dire par une action déjà accomplie.

 

Kojève, Introduction à la lecture de Hegel

 

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