Notre nouvel “Infini ”. Savoir jusqu'où s'étend le caractère perspectiviste de l'existence ou même, si elle a en autre quelque autre caractère, si une existence sans interprétation, sans nul “sens ” ne devient pas “non sens ”, si d'autre part toute existence n'est pas essentiellement une existence interprétative, voilà comme d'habitude ce que ne saurait décider l'intellect ni par l'analyse la plus laborieuse ni par son propre examen le plus consciencieux : puisque lors de cette analyse l'intellect humain ne peut faire autrement que de se voir sous ses formes perspectivistes, et rien qu'en elles. Nous ne pouvons regarder au-delà de notre angle : c'est une curiosité désespérée que de vouloir savoir quels autres genres d'intellects et de perspectives pourraient exister encore : par exemple si quelques êtres sont capables de ressentir le temps régressivement ou dans un sens alternativement régressif et progressif (ce qui donnerait lieu à une autre orientation de la vie et à une autre notion de cause et d'effet). Mais je pense que nous sommes aujourd'hui éloignés tout au moins de cette ridicule immodestie de décréter à partir de notre angle que seules seraient valables les perspectives à partir de cet angle. Le monde au contraire nous est redevenu “infini” une fois de plus : pour autant que nous ne saurions ignorer la possibilité qu'il renferme une infinité d'interprétations. Une fois encore le grand frisson nous saisit : mais qui donc aurait envie de diviniser, reprenant aussitôt cette ancienne habitude, ce monstre de monde inconnu ? Hélas, il est tant de possibilités non divines d'interprétation inscrites dans cet inconnu, trop de diableries, de sottises, de folles d'interprétation, notre propre nature humaine, trop humaine interprétation, que nous connaissons...

 

 

Nietzsche, Le gai savoir, § 374.1886, §1 

 

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