« Les mathématiques ne sont ni du ciel ni de la terre »

«Les mathématiques ne sont pas du Ciel. » Cela veut dire qu'il n'existe nulle part un univers d'êtres mathématiques, un en soi mathématique auquel les mathématiques pratiquées par les hommes donneraient accès.&emdash;Le réalisme des structures me paraît absurde&emdash;et, en dernier ressort, ne pouvoir se soutenir que d'une théologie.

«Les mathématiques ne sont pas de la Terre. » Cela veut dire que les opérations mathématiques introduisent une rupture par rapport aux formes d'organisation offertes dans le champ de perception, et par rapport aux espèces d'activité (si tant est qu'il en existe) qui se régleraient selon les seules exigences de ce champ. Ce qui me conduit à écarter d'emblée deux formes (pourtant traditionnelles) de « philosophie des mathématiques: l'une qui consiste à prendre les choses par le haut et à déterminer les structures idéales et éternelles dont les « mathématiques historiques » seraient la manifestation incarnée; l'autre qui se résigne à les prendre « par le bas » et à chercher dans le vécu d'un paysage primordial la racine de « ce dont il est effectivement question » dans les énoncés de la mathématique élaborée.

En énonçant que les mathématiques « ne sont pas de la Terre ., je n'ai jamais voulu dire que les structures qu'on y définit ne sont qu'un échafaudage artificiel sans rapport avec la nature des choses. J'ai voulu dire (ce qui me paraît compatible avec le peu que je sais de l'histoire des sciences) que si l'on veut définir les « bonnes structures », celles qui rendent compte de la « nature des choses », il importe de briser avec la première apparence dans laquelle ces choses se font connaître, et que j'ai appelée métaphoriquement « la Terre ».

 

Je ne dirai donc pas de Margot qu'elle a « rencontré trois capitaines ». Non ! elle a rencontré des capitaines. Elle les a comptés. Ils étaient trois. Il n'y a pas plus de raison de rencontrer trois capitaines que de rencontrer un anneau de Boole.

La seule différence est que nous savons compter depuis très longtemps et que, pour ce qui est des petits nombres entiers, nous nous imaginons les voir dans les objets qu'ils dénombrent. Et pour peu que le langage s'en mêle, nous voici en pleine confusion.

Quant à la question de savoir quel est ce lieu « entre Ciel et Terre » et comment le désigner, elle n'a pas plus d'intérêt que celle qui consisterait à se demander « où diable est passée la grammaire du français quand je parle anglais ? ». Vous pouvez la situer où vous voulez: dans les livres, sur le bout de la langue, dans le gosier, ou dans les doigts. Vous pouvez même inventer un « inconscient » ad hoc si ça vous chante. [...]

Tout ceci pour dire qu'il importe d'apprendre à penser comme réels, bien qu'ils ne le soient pas à la manière des clous ou des hiboux, ces sortes d'objets qui n'ont de statut que le relationnel et ne sont accessibles que dans le système des possibilités réglées ouvertes par les relations qui les définissent.

 

J. T. Desanti. la Philosophie silencieuse, 1975, pp. 225-226 

 

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