Dans le plus petit comme dans le plus grand bonheur, il y a toujours quelque chose qui fait que le bonheur est le bonheur: la possibilité d'oublier ou, pour le dire en termes plus savants, la faculté de se sentir pour un temps en dehors de l'histoire. L'homme qui est incapable de s'asseoir au seuil de l'instant en oubliant tous les événements du passé, celui qui ne peut pas, sans vertige et sans peur, se dresser un instant debout, comme une victoire, ne saura jamais ce qu'est le bonheur, et, ce qui est pire, il ne fera jamais rien pour donner du bonheur aux autres. Imaginez l'exemple extrême: un homme qui serait incapable de rien oublier et qui serait condamné à ne voir partout qu'un devenir; celui-là ne croirait pas à son propre être, il ne croirait plus en soi, il verrait tout se dissoudre en une infinité de points mouvants et finirait par se perdre dans le torrent du devenir. Finalement, en vrai disciple d'Heraclite, il n'oserait plus bouger un doigt. Tout acte exige l'oubli, comme la vie des êtres organiques exige non seulement la lumière, mais aussi l'obscurité. Un homme qui ne voudrait rien voir qu'historiquement serait pareil à celui qu'on forcerait à s'abstenir de sommeil ou à l'animal qui ne devrait vivre que de ruminer et de ruminer sans fin. Donc, il est possible de vivre presque sans souvenir et de vivre heureux, comme le démontre l'animal, mais il est impossible de vivre sans oublier.

Nietzsche, Considérations inactuelles, II §1 

 

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