Il y a une perception acquise par expérience vague, c'est-à-dire par une expérience qui n'est pas déterminée par l'entendement; (...) Je sais par expérience vague que je mourrai; si je l'affirme, en effet, c'est que j'ai vu d'autres êtres semblables à moi rencontrer la mort, bien que tous n'aient pas vécu le même espace de temps que moi et ne soient pas morts de la même maladie. (...) Et ainsi ai-je appris tout ce qui ou presque se fait pour l'usage de la vie. (...)

Soient donnés trois nombres, on en cherche un quatrième qui soit au troisième comme le second est au premier. Des marchands diront ici maintes fois qu'ils savent ce qu'il faut faire pour trouver ce quatrième nombre parce qu'ils n'ont pas encore oublié le procédé que sans démonstration ils ont appris de leurs maîtres. D'autres de l'expérience des cas simples tirent un principe universel: il arrive que le quatrième nombre soit connu comme dans la proportion 2,4,3,6 et l'expérience montre qu'en divisant par le premier le produit du second et du troisième, on a comme quotient le nombre 6; en obtenant par cette opération le même nombre qu'ils savaient déjà être le quatrième proportionnel demandé, ils en concluent que cette opération permet toujours de trouver un quatrième proportionnel (...) Outre que cette connaissance est fort incertaine, et n'est jamais définitive, on ne percevra jamais par expérience vague autre chose que des accidents dans les choses de la nature, et de ces derniers nous n'avons d'idée claire que si les essences nous sont d'abord connues. Il faut donc (...) rejeter l'expérience vague.

 

Spinoza, Traité de la réforme de l'entendement (1661), §12,15,16, 23