Car premièrement, je vous supplie de remarquer, que je n'ai point dit que l'homme ne fût indifférent que là où il manque de connaissance; mais bien qu'il est d'autant plus indifférent, qu'il connaît moins de raisons qui le poussent à choisir un parti plutôt que l'autre; ce qui ne peut, ce me semble, être nié de personne. Et je suis d'accord avec vous! en ce que vous dites qu'on peut suspendre son jugement; mais j'ai tâché d'expliquer le moyen par lequel on le peut suspendre. Car il est, ce me semble, certain que, ex magna luce in intellectu sequitur magna propensio in voluntate; en sorte que, voyant très clairement qu'une chose nous est propre, il est très mal aisé et même, comme je crois, impossible, pendant qu'on demeure en cette pensée, d'arrêter le cours de notre désir. Mais, parce que la nature de l'âme est de n'être quasi qu'un moment attentive à une même chose, sitôt que notre attention se détourne des raisons qui nous font connaître que cette chose nous est propre, et que nous retenons seulement en notre mémoire qu'elle nous a paru désirable, nous pouvons représenter à notre esprit quelque autre raison qui nous en fasse douter, et ainsi suspendre notre jugement, et même aussi peut-être en former un contraire. Ainsi, puisque vous ne mettez pas la liberté dans l'indifférence précisément, mais dans une puissance réelle et positive de se déterminer, il n'y a de différence entre nos opinions que pour le nom; car j'avoue que cette puissance est en la volonté. Mais, parce que je ne vois point qu'elle soit autre, quand elle est accompagnée de l'indifférence, laquelle vous avouez être une imperfection, que quand elle n'en est point accompagnée et qu'il n'y a rien dans l'entendement que de la lumière, comme dans celui des bienheureux qui sont confirmés en grâce, je nomme généralement libre tout ce qui est volontaire, et vous voulez restreindre ce nom à la puissance de se déterminer, qui est accompagnée de l'indifférence. Mais je ne désire rien tant, touchant les noms, que de suivre l'usage et l'exemple.
Descartes, Lettre au Père Mesland du 2 mai 1644