Si (un) corps est abandonné sur ma main, en lui supposant un certain poids (...), je sens ma main poussée en bas et entraînée par une force opposée à la mienne, assurément ce qui pousse ma main, ou qui contraint le mouvement qui tend à élever ou à retenir mon bras, ce n'est pas le moi qui agit pour le retenir ou l'élever; quand je serais réduit à cette seule impression, je saurais qu'il y a quelque chose hors de moi que je distingue, que je compare, et tous les sophismes de l'idéalisme ne sauraient ébranler cette conviction.Le corps étant toujours sur ma main, si je veux la fermer, pendant que mes doigts tendent à se replier sur eux-mêmes, leur mouvement est brusquement arrêté par un obstacle qu'ils pressent et qui les écarte: nouveau jugement nécessaire; ce n'est pas moi. Impression très distincte de solidité, de résistance qui se compose d'un mouvement contraint, d'un effort que je fais, dans lequel je suis actif, et de plus des modifications plus ou moins affectives, correspondantes à ce que l'on appelle les qualités tactiles (de polis, de rude, de froid ou de chaud) sur lesquelles je ne puis rien.
Arrêtons-nous un instant sur cette impression d'effort qui naît de tout mouvement contraint: nous avons besoin de le bien connaître.
L'effort emporte nécessairement avec lui la perception d'un rapport entre l'être qui meut ou qui veut mouvoir, et un obstacle quelconque qui s'oppose à son mouvement sans un sujet ou une volonté qui détermine le mouvement, sans un terme qui résiste, il n'y a point d'effort, et sans effort point de connaissance, point de perception d'aucune espèce.
Si l'individu ne voulait pas ou s'il n'était pas déterminé à commencer de se mouvoir, il ne connaîtrait rien. Si rien ne lui résistait, il ne connaîtrait rien non plus, il ne soupçonnerait aucune existence, il n'aurait même pas d'idée de la sienne propre.
Maine de Biran, Influence de l'habitude sur la faculté de pensée, 1802