Le pas décisif vers l'humanité est franchi lorsque le signal-stimulus devient signe-symbole, c'est-à-dire lorsqu'il est compris non plus comme annonçant ou indiquant un objet ou une situation voisine ou prochaine, mais comme pouvant être utilisé en lui-même, pour concevoir l'objet même en l'absence de cet objet.

Le même mot, un nom commun comme "eau", ou un nom propre comme "Dupont", peut servir à deux usages très différents, à des niveaux très différents. Il désigne l'eau, ou Dupont, qu'il indique ou demande ; mais d'autre part aussi il évoque l'idée de l'eau ou de Dupont ; il en fixe la conception; il est un instrument de pensée et non seulement d'action immédiate ; il permet de penser à l'un ou à l'autre, même en leur absence, et sans intention réalisatrice. S. Langer, disciple de Cassirer, a exposé ce point avec beaucoup de lucidité. Un mot utilisé comme signe-symbole n'évoque chez l'auditeur aucune réponse qui serait appropriée à la présence de l'être qu'il signifie. "Si je dis "Napoléon", vous ne saluez pas comme si je vous avais présenté le personnage. Si je fais mention d'une personne de connaissance, vous pouvez être amené à me répéter un bruit fâcheux qui circule à son sujet, ce que vous ne feriez justement pas si je vous avais annoncé sa venue ou signalé sa présence".

Ce n'est donc pas le langage, au sens le plus général du mot, c'est le langage-en-tant-que-système-symbolique, permettant les conceptions et les pensées "inactuelles", qui est à la fois l'instrument et la marque du niveau humain. Imaginons que l'on réussisse à faire prononcer à un chimpanzé - comme M. Kellogg s'y est essayé avec Gua - le mot "papa" quand il voit son père adoptif, ou comme Yerkes s'y est exercé avec Chun, une articulation définie pour demander une "banane", on n'aura pas fait un pas vers l'humanité. L'animal, avec ou sans mots, est en fait déjà capable, par geste, mimique vocalisation, de "parler à quelqu'un", de s'exprimer. L'humanité a commencé quand, par un changement fonctionnel d'apparence insignifiante, par une mutation mentale qui n'impliquait pas la moindre mutation organique, ou qui ne demandait aucune animation nouvelle et miraculeuse, un pré-homme a utilisé un signal comme signe, et a parlé à quelqu'un, ou d'abord à lui-même, de quelqu'un, ou de quelque chose, par des énoncés ou des gestes symboliques. (...)

 

Les linguistes ont renoncé à traiter le problème de l'origine du langage. A quoi bon imaginer les circonstances particulières qui ont pu favoriser la transformation de vocalisations-signaux en véritables mots? Mais il est permis d'analyser la fonction symbolique en général, c'est-à-dire le "maniement" cérébral des signes-symboles, et d'en rechercher l'essence originelle.

De même que le chimpanzé en reste à la vocalisation-signal, de même, quand il emploie un bâton, il reste dans l'actuel ou dans le futur immédiat. Il ne cherche un bâton que s'il en a besoin. Il ne le met pas en réserve pour un autre usage éventuel. S'il parvenait à cette mise en réserve matérielle, cela impliquerait que, par là même, il fait une "mise en réserve" cérébrale. Il aurait alors, dans son cerveau, un "montage" distinct, correspondant à "bâton-instrument-précieux-en-réserve". Même sans vocalisation fixatrice, ce montage distinct serait plus près d'être un "mot" que de pures vocalisations-signaux, même si elles avaient pris l'aspect phonétique, par apprentissage, du mot "papa" ou du mot "banane". Un comportement symbolique sans symboles constitués, un comportement par purs "montages" cérébraux, et consistant en un pur jeu sur ces montages mêmes, est probablement la condition préalable à la constitution du signe-symbole, de même que l'économie de troc précède l'économie monétaire. Ce qui n'empêche pas, bien entendu, que la constitution d'un système de signes-symboles ne consolide en retour, d'une façon décisive, le jeu des montages cérébraux, en permettant l'expérience mentale proprement dite, comme l'invention de la monnaie consolide le jeu des échanges par troc. Si le chimpanzé, ayant mis le bâton en réserve, "pense" à ce bâton et l'utilise mentalement, le reste, c'est-à-dire la spécialisation du comportement symbolique dans la main ou dans la langue, n'est plus qu'un perfectionnement secondaire. Comme le dit Sapir, "l'origine du langage" n'est pas un problème soluble par la linguistique seule. C'est un cas particulier du problème plus général de la genèse du comportement symbolique, et de la fixation spécialisée de ce comportement dans la région laryngée qui, on peut le présumer, n'a eu d'abord qu'une "fonction expressive".

 

Aussi on cherche probablement dans une mauvaise direction quand on cherche l'origine du comportement symbolique dans l'intention de communication. Sur ce point, la comparaison avec la monnaie risque d'être trompeuse. Une communication se fait spontanément par signes-signaux plutôt que par signes-symboles. Son côté pragmatique, immédiatement utilitaire, empêche, plutôt qu'il ne favorise le changement de fonction du signal en symbole. Le chimpanzé qui aurait réussi à mettre en réserve matériellement et cérébralement un bâton, se garderait bien, par définition, de révéler la cachette à ses congénères. Un arrêt de l'action immédiate et de la communication est au contraire la condition indispensable de l'expérience mentale et du comportement symbolique. L'animal communique spontanément des besoins actuels. Les premières "conceptions" de l'animal-homme ont dû se produire en dehors de, et même en opposition avec les pantomimes de communication.

Il est caractéristique, comme le remarque Sapir, que les premières vocalisations de l'enfant aient un caractère très "autistique. Il est caractéristique surtout que les tentatives pour apprendre à parler à des chimpanzés, à des enfants-"sauvages", à des sourds-muets aveugles de naissance, aient toujours échoué tant que les éducateurs s'obstinaient à rester sur le plan de la communication utilitaire, et qu'elles aient semblé près de réussir, quand souvent par hasard, les sujets étaient en état de détachement et concevaient pour elle-même, en un sens esthétique ou magique, la valeur expressive propre de certains objets.

D'après le propre témoignage d'Helen Keller, le mystère du langage lui fut révélé, plaçant l'une de ses mains sous un jet d'eau fraîche, son institutrice lui épela sur l'autre le mot "water" : "Je connus alors que water signifiait le "wonderful cool something that was flowing over my hand". Au moment de cette "illumination", elle connaissait pourtant déjà, après trois semaines d'exercice, 21 "mots", épelés dans le creux de sa main. Mais ces "mots" n'étaient pour elle que des signaux , non des signes-symboles. Elle n'avait pas la notion que "tout avait un nom". H. Keller confondait, par exemple, le mot-signal "mug" et le mot-signal "water", apparemment parce qu'elle associait l'un et l'autre avec la situation de "boire", comme le chien conditionné peut confondre "bruit de métronome" et "blouse blanche de Pavlov".

L'illumination eut lieu, non quand elle associa un signal et un résultat, mais quand elle associa un nom et un être, l'eau, le "wonderful something", dans son expressivité ou sa signification intemporelle, en un état d'âme qui n'était pas sans analogie avec celui d'un poète ou d'un amoureux de la nature, quand il a envie d'écrire un poème sur l'eau. H. Keller était comme Pindare lorsqu'il chantait les mérites de l'eau, et comme un primitif tout près d'inventer un mythe sur l'origine de l'eau.

Comprendre un signal comme signal, après un conditionnement, n'est pas du tout le comprendre comme symbole. Au contraire, la fonction-signal bouche la fonction-symbole. Le point décisif pour Helen Keller, c'est que "water" n'était pas nécessairement un signe-signal par quoi l'eau était demandée ou attendue, mais, était le nom de cette substance, par quoi elle pouvait être mentionnée, conçue, mémorée, célébrée.

A cet instant, la signification, pour elle, du mot "eau", ne pouvait s'interpréter comme la phase terminale d'un conditionnement. Tant que l'on s'obstinait à conditionner Helen Keller à un mot, on lui interdisait en fait de comprendre ce qu'était le langage. Il fallait qu'elle fût brusquement saisie par la découverte que le mot avait une signification. Découverte qui entraînait la découverte que tout avait un nom, et que tous les noms avaient une signification. Désormais, elle n'était plus dans un Umwelt animal, mais dans le monde. Elle était dans le monde, non comme dans un lieu de "déréliction" et d'angoisse, mais dans le monde comme ensemble des choses et des êtres consistants. Et grâce aux symboles de langage, elle pouvait désormais jouer le "jeu du monde", imiter le Macrocosme dans le Microcosme du jeu des mots.

Ruyer : L'animal, l'homme, la fonction symbolique 

 

PhiloNet