Excepté l'homme, aucun être ne s'étonne de sa propre existence, c'est pour tous une chose si naturelle, qu'ils ne la remarquent même pas. La sagesse de la nature parle encore par le calme regard de l'animal; car, chez lui, l'intellect et la volonté ne divergent pas encore assez, pour qu'à leur rencontre, ils soient l'un à l'autre un sujet d'étonnement. Ici, le phénomène tout entier est encore étroitement uni, comme la branche au tronc, à la Nature, d'où il sort; il participe, sans le savoir plus qu'elle-même, à l'omniscience de la Mère Universelle. &emdash;c'est seulement après que l'essence intime de la nature (le vouloir-vivre dans son objectivation) s'est développée, avec toute sa force et toute sa joie, à travers les deux règnes de l'existence inconsciente, puis à travers la série si longue et si étendue des animaux; c'est alors enfin, avec l'apparition de la raison, c'est-à-dire chez l'homme, qu'elle s'éveille pour la première fois à la réflexion; elle s'étonne de ses propres œuvres et se demande à elle-même ce qu'elle est. Son étonnement est d'autant plus sérieux que, pour la première fois, elle s'approche de la mort avec une pleine conscience, et qu'avec la limitation de toute existence, l'inutilité de tout effort devient pour elle plus ou moins évidente. De cette réflexion et de cet étonnement naît le besoin métaphysique qui est propre à l'homme seul. L'homme est un animal métaphysique. [...] car, sans aucun doute, c'est la connaissance des choses de la mort et la considération de la douleur et de la misère de la vie, qui donnent la plus forte impulsion à la pensée philosophique et à l'explication métaphysique du monde. Si notre vie était infinie et sans douleur, il n'arriverait à personne de se demander pourquoi le monde existe, et pourquoi il a précisément telle nature particulière; mais toutes choses se comprendraient d'elles-mêmes.

 

Schopenhauer, le Monde comme Volonté et comme Représentation (1818)
P.U.F., 1966, pp. 851-852
 

 

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