La vérité

 

 

Introduction : problématique adoptée

I. A supposer que nous voulions la vérité ...

II. ...et que nous puissions l'atteindre par la pensée ...

III. ...comment nous assurer de ne pas la manquer ?

 

 

Première partie :

la volonté du vrai en question

 

Que l'on dise "toute vérité n'est pas bonne à dire " ou que l'on dissimule la vérité (cf. mensonge), la valeur que nous pouvons reconnaître à la vérité se trouve relativisée et, avec elle, l'intérêt que nous lui portons. En effet si toute vérité n'est pas bonne à dire, c'est qu'il y a quelque chose de plus important qu'elle, que nous faisons passer avant elle.

 

A. Le point de vue de Nietzsche, analyse

Nietzsche a fait peser le soupçon le plus radical sur le respect universel de la vérité comme valeur en soi, c'est-à-dire indiscutable, insubordonnable à d'autres valeurs. Cf. Par delà le Bien et le mal, §4

Nietzsche ausculte le respect universel dont la vérité serait l'objet. Sous ce respect il pense pouvoir démasquer et dénoncer un "postulat, moral": non seulement, croit-il pouvoir observer, la vie, loin de respecter la vérité (mortifère), lui tourne le dos (Cf Le Gai Savoir § 344 et Par delà le bien et le mal § 1), mais encore ceux-là mêmes qui disent vouloir la vérité recherchent en fait la sécurité que procure une représentation, rassurante, du monde (Cf Par delà le bien et le mal § 192)

Ce qui tendrait à montrer que la vérité, loin d'avoir une valeur en soi, universelle, serait affaire de calcul, n'aurait de valeur qu'utilitaire, donc relative...

B. Le point de vue de Nietzsche, critique

a) Valeur du point de vue de Nietzsche

Nietzsche ne prône pas le mensonge ! Il dénonce la vérité en tant qu'idole et demande d'assumer la possible absence radicale de vérité. Une telle exigence peut conduire à l'héroïsme intellectuel. Mais elle peut aussi dégénérer dans un vulgaire pragmatisme.

b) Objections

Première objection:

Les hommes ont besoin de certitudes: l'efficacité de leur action en dépend ! Ainsi l'efficacité des techniques dépend de l'exactitude des connaissances qu'elle appliquent.

Deuxième objection:

L'axiologie nietzschéenne repose sur un postulat utilitariste selon lequel tout ce qui a de la valeur tient sa valeur du fait qu'il sert à quelque chose. Ce qui revient à nier que la vérité puisse être désirée pour elle-même et, ainsi, la priver de toute valeur spécifique.

Un tel réductionnisme est critiquable : on peut admettre que l'homme éprouve un attrait gratuit, sans arrière pensée utilitariste, pour la vérité : "L'homme désire naturellement connaître" (Aristote)

 

Deuxième partie

A la recherche de l'essence de la vérité :

qu'est-ce que la vérité?

 

A) Le "sens" de la vérité que nous avons

Dès l'instant où nous portons un jugement nous reconnaissons savoir ce qu'est la vérité. Ainsi, lorsque nous affirmons qu'il fait beau, nous prétendons que ce que nous disons a un sens, et que cela veut dire qu'il est vrai qu'il fait beau. Socrate déjà disait:"comment sais-tu que ce sont des vérités si tu ne sais pas ce qu'est la vérité?"

B) "La" vérité en question

Avant de chercher à définir la vérité et d'en rechercher le critère, il convient de se demander si l'on peut parler de LA vérité.

a) Le point de vue relativiste

Que penser du relativisme, qui dénie à la vérité tout caractère universel ? Ne faut-il pas, à sa suite, reconnaître "à chacun sa vérité".

Le faire reviendrait, sous couvert de tolérance, à dissoudre la vérité dans une pluralité d'opinions, relatives aux points de vue particuliers de ceux qui les énoncent.

b) L'exigence d'une vérité universelle

Contre le relativisme, s'affirme l'exigence d'une vérité universelle, irrécusable. C'est cette requête qui opposait Platon déjà aux Sophistes de son temps. C'est cette même requête qui est à l'origine de la pensée cartésienne, soucieuse de certitude assurée.

Le but de la méthode cartésienne est d' "atteindre la vérité dans les sciences". Cf. 1ère règle: " Ne rien admettre pour vrai que je ne le connusse être évidemment tel". S'affirme ainsi l'exigence de certitude. Toute la première Méditation nous montre Descartes soucieux de quitter les sables mouvants de l'opinion pour atteindre le roc de la certitude rationnelle. Cf. Analyse du début de la première Méditation

C) La nature de la vérité

S'interrogeant sur l'origine de l'erreur, Descartes la découvre dans le mauvais ajustement de la volonté à l'entendement, en quoi consiste le jugement mal assuré, qui commet une faute par "prévention" ou "précipitation". Cf Méditation Quatre.

Ainsi donc le vrai et le faux ne seraient le fait ni des choses, ni des idées, mais des jugements. La vérité qualifierait le bon rapport de la pensée à son objet : Est vrai ce qui est conforme à ce qui est.

Bien avant Descartes, Saint Thomas, à la suite d'Aristote, voyait dans le jugement le lieu de la vérité. Cf. St-Thomas, Somme théologique (Cf. Aristote, Métaphysique). Saint Thomas récusait deux conceptions de la vérité, celle selon laquelle la vérité serait dans les choses et celle selon laquelle elle serait dans la pensée. Et il proposait de définir la vérité comme étant: "la conformité de l'intellect et de la chose". Descartes ne fera guère que théoriser sur le fonctionnement psychologique dont dépend l'accès à la vérité. C'est à Saint Thomas que revient le mérite d'avoir posé l'essentiel de ce qu'il faut savoir de cet accès, en imputant la saisie de la vérité au jugement.

N.B. La définition de la vérité par la conformité de la pensée avec son objet est une constante de la pensée philosophique.

Cf. Saint Thomas: "on définit la vérité par la conformité de l'intellect et de la chose."

Cf. Heidegger: "Le vrai, que ce soit une chose vraie ou un jugement vrai est ce qui est en accord, ce qui concorde..."

Cf. Platon, déjà, dans le Cratyle, disait que, quand nous disons la vérité, nous exprimons les choses qui sont de la manière où elles le sont.

 

Troisième partie:

En quête d'un critère de la vérité

 

La vérité est la valeur du jugement fidèle à son objet. Or juger, c'est énoncer quelque chose sur un objet. Aussi un énoncé doit-il être cohérent, çàd non-contradictoire, et il doit être en accord avec ce sur quoi il porte. Cela donne deux critères de vérité: le critère de cohérence et le critère de concordance. Leur examen nous conduira à un envisager un troisième critère, celui de l'évidence.

1) Premier critère : la cohérence

Qui dit cohérence, dit qualité d'une suite d'énoncés, entre lesquels on ne saurait déceler la moindre contradiction. Cette qualité semble requise pour que l'on puisse prétendre que ce que l'on dit est vrai. Mais est-elle suffisante ?

Prenons le syllogisme célèbre: Tous les hommes sont mortels. Or Socrate est un homme. Donc Socrate est mortel. Dès l'instant où l'on a affirmé que tous les hommes sont mortels et que Socrate est un homme, on ne peut pas ne pas affirmer que Socrate est mortel ! Ce qui prouve que la cohérence fonctionne comme critère de validité de notre pensée, et de son expression en bonne et due forme logique.

Il est nécessaire d'être cohérent. Mais la cohérence suffit-elle à nous garantir contre l'erreur, à nous assurer de "dire vrai"?

Prenons l'exemple d'un raisonnement dont la cohérence soit inattaquable, mais dont la conclusion puisse être tant soit peu en "porte à faux" avec la réalité sur laquelle elle se prononce. Supposons qu'emporté par mon enthousiasme pédagogique je déclare que tous mes élèves de Terminale L auront leur Baccalauréat du premier coup. Je ne pourrai qu'en conclure pour chacun de mes élèves de Terminale L qu'il aura son Bac. N'est-ce pas risqué ?

Quand je reconnais la nécessité de ne pas se contredire pour pouvoir prétendre être dans le vrai, je prends acte du respect nécessaire d'une condition qui concerne le rapport entre eux des énoncés que je tiens ensemble pour vrais. Elle a trait à la "forme" de mon raisonnement et non à son contenu, à sa "matière", autrement dit elle tient à la façon dont je raisonne et non à la réalité de ce au sujet de quoi je raisonne.

Pour désigner la qualité formelle de nos énoncés en la distinguant de leur qualité matérielle, on parle justement de validité. Et comme une telle validité ne saurait, à elle seule, nous garantir de dire vrai, au sens où ce que nous déclarons correspondrait avec certitude à ce dont il est question, nous pouvons tenir la cohérence, qui assure une telle validité, comme étant un critère purement formel et simplement négatif de la vérité.Cf.Kant.

S'il permet, lorsque nous nous contredisons, de récuser ce que nous prétendons affirmer ou nier, le critère de cohérence n'a pas le pouvoir de nous assurer de dire vrai. Ainsi on ne peut pas dire qu'un élève de Terminale L n'aura pas son bac dès la première série d'épreuves si l'on prétend que tous les élèves de sa classe auront le Bac du premier coup. Mais cela ne prouve pour autant qu'il réussira effectivement à l'obtenir sans devoir aller à l'oral de rattrapage !

AUSSI le critère de cohérence, du fait qu'il est purement formel, est-il pertinent dans les systèmes hypothético-déductifs (cf. Cours sur logique et mathématiques) mais il est insuffisant dans le domaine expérimental, dans lequel il a valeur de condition certes nécessaire mais non suffisante (Cf. Cours sur théorie et expérience ).

 

2) Deuxième critère: la conformité au réel

Leçon de l'examen du critère de cohérence: la vérité d'un énoncé dépend de la valeur de son contenu, et donc de la qualité de la relation de ce qu'il énonce à la réalité sur laquelle il porte. Pour désigner cette qualité, on parle volontiers d'accord de la pensée avec le réel, d'"adaequatio rei et intellectus", ainsi que disaient les scolastiques à la suite de Saint Thomas. Nous retrouvons la définition de la vérité que Kant appelait "nominale". Cf. Kant: "La définition nominale de la vérité qui en fait l'accord de la connaissance avec son objet".

Dire que ce que nous pensons ( et disons ) est vrai dans la mesure où nous exprimons les choses comme elles sont, voilà qui correspond bien à l'idée, idéale, que nous nous faisons de la vérité. Mais peut-on tirer de cette idée un critère de la vérité qui en soit un à proprement parler, càd qui permette de décider si, oui ou non, nous disons vrai lorsque nous prétendons le faire ? L'accord est-il quelque chose à quoi l'on puisse effectivement reconnaître la présence de la vérité ? Un tel accord est-il de nature telle qu'il soit constatable ?

Dans la Critique de la Raison Pure Kant démontre que notre connaissance ne peut prétendre atteindre la réalité des choses-mêmes. Seuls les phénomènes sont à notre portée. Nous ne pouvons donc que comparer l'impression que les choses font sur nous avec l'idée que nous en formons. Qui d'entre nous pourrait d'ailleurs prétendre être jamais sorti de son corps pour aller, ses idées sous le bras, comparer celles-ci avec leur objet ? Le critère de la conformité de ma pensée avec son objet est inapplicable. Nous ne pouvons comparer que nos pensées entre elles. Sommes-nous pour autant reconduits à la seule probabilité dont nous assure le critère de la cohérence de nos idées entre elles ?

 

3) Troisième critère : l'évidence ?

La recherche d'un critère de la vérité est commandée par le souci de se mettre à l'abri de l'erreur, toujours menaçante : celui qui se trompe peut croire sincèrement qu'il détient la vérité, alors qu'il se fait illusion. La philosophie classique, soucieuse de prévenir la pensée à l'égard de ce risque, lui fait un devoir de ne tenir pour vrai que ce qu'elle connait être tel de façon évidente. Tel est le cas de Descartes, qui a eu le souci conséquent de mettre au point une méthode "pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences". Or quelle est la règle de conduite intellectuelle que Descartes a cru bon d'ériger en premier précepte de sa méthode ? Celle de n'admettre pour vrai que ce qu'il sait être tel avec évidence. Cf. Discours de la méthode II

Quelle est la nature de l'évidence promue par Descartes au rang de critère infaillible de la vérité et de l'erreur ? Si, chez Descartes, il s'agit bien de ne se rendre qu'à l'évidence, qui est "le caractère d'une vérité clairement et distinctement conçue"(J. Lagneau), l'évidence dont il s'agit n'est pas une évidence "première", celle que l'on éprouverait en présence de ce qui s'imposerait à première vue. Elle n'est pas le point de départ, mais le terme d'une longue recherche visant à éliminer toute possibilité d'erreur. Son modèle est celui du Cogito, obtenu de haute lutte, celle menée tout au long de la Première Méditation contre tout risque d'erreur. L'évidence à laquelle la pensée accepte uniquement de se rendre est celle de l'indéniable, de l'indubitable, de cette indubitable vérité dont Spinoza disait qu'elle était "norme d'elle-même et du faux"!

Mais si l'indubitable a de fortes chances de ne pas être faux et nous contraint pour ainsi dire à admettre ce qu'il ne nous permet pas de rejeter, est-il pour autant nécessairement vrai ? Que penser de la confiance accordée à l'évidence par la philosophie classique? Peut-on considérer que l'évidence offre un critère suffisant de la vérité?

Même si, de fait, psychologiquement, on ne saurait guère nier l'évidence, n'est-on pas en droit, logiquement, et peut-être même en devoir, de le faire ? Ne dit-on pas qu'il y a des évidences trompeuses ? Cette qualité (d'être trompeuses) est-elle réservée aux évidences dites premières, celles que nous n'avons pas encore suspectées ? Ou bien s'applique-t-elle aussi à des évidences dernières, ultimes, fruit de la résistance de nos idées à l'épreuve du doute auquel nous les avons soumises ?

Est é-vident, ce qui se donne à voir. L'évidence dépend donc du champ de notre conscience et par là même de ses limites ! Qu'est-ce qui nous assure d'effectivement tout voir et de ne rien écarter, inconsciemment ou par mauvaise foi, de ce qui serait à prendre en compte pour penser valablement ce que nous pensons ? Non seulement l'erreur, mais aussi l'illusion nous menacent à notre insu. Cf. cours sur la conscience

 

Conclusion

 

Il semble bien que nous soyons dans l'incapacité de prouver la vérité. Ce qui ne veut pas dire pour autant que nous soyons dans l'incapacité de l'atteindre. Si rien ne prouve ultimement que nous soyons dans le vrai, rien ne prouve davantage que nous soyons continuellement dans l'erreur.

Il nous faut donc réduire les risques de nous être trompés en exerçant une vigilance critique permanente ! Simone Weil se donnait à elle-même pour règle, chaque fois qu'elle avait pensé quelque chose, de se demander en quel sens le contraire était vrai! Non par scepticisme militant, mais par respect de la vérité, jamais assurée. Comment ne pas reconnaître avec Pascal que " nous avons une impuissance à prouver, invincible à tout dogmatisme " et que " nous avons une idée de la vérité, invincible à tout pyrrhonisme "?

 
© M. Pérignon