Le fou ne doute jamais. Cette idée est aisée à découvrir et difficile à suivre. Renouvier, homme toujours rigoureux, est profond ici. Qui ne sait point douter ne sait point penser. Toi qui es assuré de ton droit, toi plaideur et aussitôt homme de guerre, ne prendras-tu point cette respiration d'un petit moment? Ne lâcheras-tu pas cette prise ? Car c'est toi qui es pris. L'idée est trop près; prends du champ. Considère. Dans les racines de ce beau mot il y a les astres, nos instituteurs. Nos instituteurs parce qu'ils sont loin, parce que le bonheur de juger n'est point gâté par la fureur de prendre. C'est là que les hommes apprirent d'abord ce scrupule de religion, qui défend de toucher. J'ai connu un grand penseur; son geste était de lever la main, comme qui lâcherait un oiseau; et s'il s'envole au loin, tant pis.

 

Mais voici une autre métaphore, saisir. Il faut saisir. "La main serrée, disaient les Stoïciens, et encore l'autre main serrant par-dessus. " Très beau. Ce n'est pas en une leçon qu'on apprend l'escrime. Ne te raidis pas; ne pétris pas cette dure poignée; tu ne peux; mais interroge-la plutôt; laisse-la libre de mouvement; laisse-la parler. Bon; la voilà par terre maintenant; il faut lâcher et il faut tenir; la même épée. Le même corps, retenu quand il faut, et lancé quand il faut. Ton archet, lâche-le, mais tiens-le. On veut bien dix ans d'études pour le violon; mais pour le penser on chicane sur une heure; et l'on demande le pourquoi de tant essayer et de tant recommencer. On voudrait savoir ceci, et puis savoir cela; une bonne fois, et n'y plus revenir. La raideur de l'épaule n'est point comptée.

 

Je tourne autour. C'est qu'il me plait d'être long. Voici mon dogme, c'est que pour douter il faut être sûr. Non point douter avant de savoir, car douter de quoi? Il faut que le doute suive la certitude comme son ombre. Ici est le sourire de l'esprit. Tous ceux qui savent maintenant que la terre tourne, tous, ou bien peu s'en faut, ont douté avant de savoir. Ils n'ont pas assez connu ce spectacle des apparences, cette grande constellation tournant tout d'une pièce, et, dans ce mouvement, quelques planètes dérivant à leur tour parmi les étoiles; ni le soleil montant et descendant; ni les lunes bientôt entamées, bientôt réparées. Enfin, pour leur malheur, ils n'ont pas. assez su que la terre ne tourne point. Oui, à l'école primaire, on doute si la terre est le centre de ces astres tournants. On doute sans savoir de quoi. Mais plutôt on croit que cela n'est point; on le croit, et les dents serrées. Les voilà prêts à mordre dans l'autre doctrine; ils s'y prendront les dents. Les voilà donc dans le soleil, et à voir les planètes tourner autour et la terre aussi. Jusqu'aux étoiles ils iront; le moindre Atlas les y invite, ou plutôt les y transporte. Le soleil à son tour est errant, et les planètes lui font cortège. Mais ne voit que les apparences que l'on aurait si l'on était habitant du soleil, ou bien de Véga, ne sont pas plus vraies que les nôtres ? Autre chose leur semble; mais ce n'est toujours que semblant.

 

Je vois un cube. Cette perspective que j'en ai, quelle qu'elle soit, me trompe. Un angle paraît droit, mais d'autres s'aplatissent; un carré se montre, un autre se déguise; quelques-uns se cachent. Aucun de ces aspects n'est vrai; mais tous sont vrais. Vrais ensemble. Seulement il n'est point d'homme qui les puisse voir ensemble; l'entendement le voudrait, et ne le peut; il n'est point d'entendement sans yeux ou sans mains; il n'est point d'esprit qui se mette au centre de la chose, j'entends le point d'où toutes les faces se montreraient carrées, et tous les angles, droits. Ce point n'est pas. Il faut donc déposer toutes les apparences, mais en même temps en poser une, car tout échapperait. Ne point se laisser prendre à l'une; plutôt volontairement s'y prendre, et volontairement s'en déprendre. Mais je vois que vous n'y entendez rien, Monsieur De-Deux-Choses-L'une.

Alain, propos du 16 juin 1923.