On dit que les nouvelles générations seront difficiles à gouverner. Je l'espère bien. Toutefois l'on n'en voit pas encore les signes dans la politique, si ce n'est par une extrême prudence des pouvoirs, très attentifs présentement à l'opinion. Mais ce qui m'intéresse, c'est le mouvement de l'intelligence, car l'avenir en dépend. Si l'on veut n'être pas esclave, il faut d'abord n'être pas dupe, et résister en détail. Refuser de croire est le tout; et ce refus définit assez l'intelligence.

Il y a un mouvement catholique. C'est même tout le mouvement, si l'on entend catholique en son plein sens, qui est universel. Et l'universel, de quelque façon qu'on l'honore, c'est le plus haut de l'homme, ce qui refuse. Nul ne peut faire que l'action de prier ne soit un immense refus, un refus d'adorer richesse, puissance, force; oui, un souci de mesurer ces choses, de les prendre pour ce qu'elles sont. Il n'y a pas d'homme qui n'adore rien. L'intelligence ne s'éveille qu'en immolant d'abord les dieux inférieurs; mais elle ne s'éveille aussi que par une très haute idée de son pouvoir et de sa destination. L'idée qu'il faut penser, et que cela dépend de chacun, c'est l'idée même que chacun doit sauver son âme.

Sauver son âme ? Vous voulez dire qu'il y a plus d'une manière de l'entendre. Mais les différences ne mènent pas loin. Si vous me trouvez un théologien qui enseigne ouvertement qu'on sauve son âme en flattant les puissants, en s'occupant d'abord de parvenir, en répétant ce qui plaît sans se soucier du vrai, je vous donne gagné. Mais vous n'en trouverez point. La principale idée de toute religion, c'est que tout pesé et compté, famille, ambition, pouvoir, ordre public, patrie, tout mesuré et même convenablement traité, il y a autre chose. En ce sens, il faut que toute Église soit dépassée et niée; l'Église n'est pas Dieu; il y a autre chose. Dieu même n'est pas Dieu; il y a autre chose. Le libre penseur continue le mouvement du moine théologien. Ce monastère qui refuse tout n'est encore qu'une image. Toute pensée est un monastère d'un petit moment.

Or, il me semble que l'actuelle jeunesse dit non aux puissances, et même très fort, et dit oui à elle-même pensante. On pourrait bien dire que c'est parce que quelques-uns de ses anciens la dirigent par là. Mais le mouvement vient plutôt du plus profond de chacun. Quand la jeunesse ne voit point de maîtres, elle se moque, elle se détourne; elle va chercher de ces livres qui n'espéraient pas êtres lus. Que ce soit science, ou poésie, ou philosophie, le succès va à ce qui est solitaire et difficile.

Pourquoi? La vague vient de loin. Nous n'avons pas mesuré la liberté; nul ne la mesure. À force de s'entendre appeler, elle se lève. L'atroce guerre ne l'a point tuée. Les peuples en armes ont beaucoup pensé. Ce monastère par force a dirigé les pensées vers ce qui importe. Cela ne fut pas réservé à un petit nombre. Presque tous ont pensé que cette fois ils tuaient la guerre. Cette idée-là on ne l'a point enterrée. Thème commun, thème profondément religieux. Ce n'est pas moins que la révision des valeurs, qui est toujours à refaire devant l'arrogance de ceux qui ont gagné. Nous avons fait la guerre, mais il y a autre chose. Nous sommes vainqueurs, mais il y a autre chose. La guerre a réveillé l'esprit tout à fait.. Toute pensée a des suites, qui sont des pensées; et cela suffit. Autant que les hommes affirment qu'il y a autre chose qui compte que ce qui compte, la tyrannie est morte.

Autre changement encore. La femme se mêle de penser. Ce mouvement fut hésitant, contrarié, détourné. Des femmes furent avocats et médecins; cela ne changeait pas grand-chose. Puis vint le bataillon des bachelières; plus de paille que de grain, voulait-on croire. Mais la moindre pensée se continue. Les femmes s'élevaient, dans le silence, jusqu'au grand refus, jusqu'à ce terrible examen que l'élève fait subir au maître. Le sentiment ne fausse point l'idée, comme on croit trop vite, mais plutôt il la nourrit de sincérité. Et il arrivera que l'homme rougira d'avoir eu peur, en sa force, de tant d'ombres inconsistantes. D'où nous aurons, non point du tout quelque instable révolution, mais plutôt un changement petit et suffisant, par une liberté et une résistance diffuses, dont l'exemple ne s'est pas vu encore.

Alain, proos du 24 septembre 1927.