L'existence et le temps

 

 

Plan

Introduction

Préliminaire
Constat
Problème

1. Facticité, contingence et finitude de l'existence

Facticité de l'existence
Contingence de l'existenceFinitude de l'existence

2. Responsabilité de l'existence

L'existence précède l'essence
L'être en projet de la réalité humaine
L'homme, responsable de ses choix
L'existence piégée dans la mauvaise foi

3. Sens et valeur de l'existence

Les stades del'existence (Kierkegaard)
L'engagement (Sartre)
Réussir sa vie (Luc Ferry)

 

Introduction

Constat :

Exister, c'est être-là, « dasein » en allemand. Cette formule, qui est au centre de la philosophie de Martin Heidegger (1889-1976), fait signe en direction d'une corrélation forte de la notion d'existence avec celle de temps : être là, n'est-ce pas en effet, fondamentalement, être présent ? Or être présent, c'est s'inscrire dans une durée, à l'articulation d'un passé dépassé et d'un avenir à venir, et ainsi, prendre place au cœur ontologique d'un devenir lui-même constitutif du temps.

C'est cette corrélation qu'il nous revient de penser.

Problème

Personne n'a demandé à naître. Personne ne peut s'empêcher de mourir.
L'existence nous est en effet donnée et reprise, sans que nous soyons consultés. Le commencement et la fin nous échappent.
Ne sommes-nous pas responsables du moins de l'entre-deux ?

 

1. Facticité, contingence et finitude de l'existence

 

« Etre ou ne pas être », se demande Hamlet.

Il ne peut se poser La question qu'a posteriori, une fois embarqué dans l'existence. Il n'a pas eu le choix de venir au monde ! L'être humain ne fait pas exception : comme tout ce qui existe autour de lui, il est là et, apparemment du moins, "il n'y a pas de raison pourquoi ici plutôt que là, pourquoi à présent plutôt que lors" (Pascal, Pensée 205). C'est la découverte que fait Roquentin, le personnage principal de la Nausée de Sartre, dans un jardin public, en regardant une racine de marronnier. Parce que la chose n'est plus annexée par les repères de mots, de gestes, d'utilisations qui la rendent habituellement familière, rassurante, elle s'émancipe du monde des hommes, elle s'exhibe dans toute sa nudité indécente et renvoie l'homme à sa propre contingence. Cf. Sartre, La Nausée pp. 179-185

 

Facticité de l'existence

Pour dire que l'existence est un pur fait, impossible à expliquer, Sartre reprend à Heidegger le concept de "facticité". Il veut dire par là que je constate mon existence comme toujours déjà là sans que j'ai pu choisir d'y entrer.
"La facticité ou déréliction se marque en ceci que le Dasein se découvre comme étant toujours-déjà-là. « Nous sommes embarqués. » Il n'y a pas de pensée possible de la naissance, et toute question relative au Dasein se pose en deçà de son origine. Le Dasein est toujours-déjà jeté dans l'existence, sans l'avoir choisi. Il se trouve là. Tel est le sentiment fondamental de la situation (Grundbefindlichkeit). Ce sentiment situe le Dasein relativement à la totalité de l'étant. Il est à la racine de tous les autres « sentiments » - ce mot n'étant jamais pris dans le sens psychologique - qui sont autant de « positions » relatives à cette totalité. La Befindlichkeit est donc un trait constitutif du Dasein et le situe à tout moment par rapport à tout ce qui est. Enfin, la déréliction, parce qu'elle constitue du Dasein comme ayant-été, est la racine ontologique de la dimension temporelle du passé."

(Cf. Encyclopaedia Universalis)

Cet aspect est une donnée irréductible, indépassable. Je ne peux choisir d'avance ni ma condition, ni mes attaches, ni mon corps.

« Le pour-soi est. Il est, dira-t-on, fut-ce à titre d'être qui n'est pas ce qu'il est et qui est ce qu'il n'est pas. Il est puisque, quels que soient les écueils qui viennent la faire échouer, le projet de la sincérité est au moins concevable. Il est, àtitre d'événement, au sens oû je puis dire que Philippe Il a été, que non ami Pierre est, existe; il est en tant qu'il apparaît dans une situation qu'il n'a pas choisie, en tant que Pierre est bourgeois français de 1942. que Schmitt était ouvrier berlinois dc 1870; il est en tant qu'il est jeté dans un monde, délaissé dans une « situation », il est en tant qu'il est pure contingence, en tant que pour lui comme pour les choses du monde, comme pour ce mur, cet arbre, cette tasse, la question originelle peut se poser « Pourquoi donc cet être-ci est-il tel et non autrement 1 ». Il est, en tant qu'il y a en lui quelque chose dont il n'est pas le fondement sa présence au monde. »(Sartre, L'Etre et le Néant, « Tel », Gallimard, 1943, p. 1l7)

 

Contingence de l'existence

Non seulement je n'ai pas choisi de venir au monde, mais j'aurais très bien pu ne pas exister du tout. La contingence est l'absence de nécessité, c'est-à-dire le fait qu'une chose puisse ne pas être. La contingence est donc le caractère propre de notre existence, qui n'est rendue nécessaire par aucune essence préalable. Elle désigne ainsi le fait que mon existence n'a pas de raison absolue d'être, que j'aurais pu aussi bien - n'étant pas l'auteur de mon existence, ni la créature d'un dieu qui aurait auparavant déterminé mon essence - ne pas exister.

Sartre est sur ce point l'héritier légitime de Pascal ou de Kierkegaard. À ses yeux, l'existence ne se définit pas; elle est l'absurdité même, la contingence brute: elle est sans raison et résiste, pour cela, à l'entreprise rationnelle qui prétendrait la figer dans quelque concept absolu.

Ce que le héros de la Nausée (1938) traduit par l'expression "de trop".

 

Finitude de l'existence

Enfin, sitôt "jeté dans le monde", selon l'expression de Matin Heidegger qui parle de "Geworfenheit", je puis mourir à tout moment. "Dès que l'homme vient au monde, dit un proverbe allemand repris par Heidegger, il est assez vieux pour mourir". Le temps qui m'est donné à vivre m'est compté, sans que j'en connaisse le terme : "mors certa, hora incerta", rappelle V. Jankélévitch (1903-1985) dans son livre sur la mort. Pour dire cette limitation fatale de l'existence la philosophie parle de "finitude"

 

2. Responsabilité de l'existence

"Etre qui n'est pas ce qu'il est et qui est ce qu'il n'est pas" (EN.117), celui que Sartre définit par le concept de "pour-soi" contingente est en charge totale de lui-même en raison de sa facticité ; il se retrouve pour ainsi dire avec soi-même sur les bras. Il lui revient de se faire être, condamné à n'être que ce qu'il se sera fait, sans recours et sans secours.

L'existence précède l'essence

Pour traduire philosophiquement cette relation de soi à soi, constitutive de l'existence humaine, Sartre déclare qu'en l'homme " l'existence précède l'essence ".

Précisons d'abord ce que recouvre chacune de ces deux notions.

« Le mot existence implique une très ancienne contrepartie que dit un autre mot le mot essence. En réalité, c'est même plutôt le mot essence qui est premier. Essentia, c'est la transposition directe sur le plan nominal du verbe esse : être. Les Latins, quand il leur arrivait de philosopher, c'est-à-dire de méditer sur ce qui est, parlaient nous le savons par Sénèque, d'essence plutôt que d'existence. En latin, le mot existentia est un vocable très tardif. Non pas sans doute le verbe existere ! Mais il ne signifie pas du tout exister. Existere, c'est d'abord sortir : sortir d'un domaine, d'une maison, d'une cachette - c'est, ensuite et par extension, se montrer. Au XVIIe siècle, Descartes prend encore le mot en ce sens, lorsqu'il parle du théâtre du monde dans lequel, dit-il, "je n'ai jusqu'ici paru que comme spectateur" ("in quo hactenus spectator exsititi''). Pour un Latin, être existentialiste, c'eût été sortir beaucoup, et même se manifester, au sens de donner dans l'ostentation ou dans l'exhibition. Néron était, en ce sens, assez existentialiste.
« Mais si aujourd'hui être existentialiste n'est pas nécessairement prendre pour modèle Néron ou si l'on veut Caligula, qu'est-il donc arrivé dans l'intervalle? Quelque chose d'assez invisible et de très lent. Le mot essentia, qui, à l'origine, disait l'être lui-même, s'est de plus en plus spécialisé dans la tâche de dire ce que sont les choses, par opposition au fait qu'elles sont. Ce qu'est une chose, c'est la manière dont on peut en donner une définition qui la distingue spécifiquement des autres choses en l'identifiant à elle-même. Mais, quelque parfaite que sort la définition, elle paraît généralement laisser en suspens l'existence de ce qu'elle définit. Elle nous laisse, comme on dit, au niveau du possible. Reste à passer du possible à l'être. C'est dans ce contexte que va se faire jour la nécessité d'un autre mot dont la fonction sera de dire ce que le mot essence dit de moins en moins, et cet autre mot sera de plus en plus celui qui, à l'origine, voulait plutôt dire sortir, provenir de, se montrer, se manifester, c'est-à-dire le mot existence

J . Beaufret, Introduction aux philosophies de l'existence, p 79-80
(Denoël-Gonthier, coll. Médiations, 1971)

Que veut dire Sartre lorsqu'il dit qu'en l'homme l'existence précède l'essence ?
Cette formule caractérise pour Sartre le principe de tout existentialisme. Par deux fois, Sartre revient sur cette priorité ontologique dans un article paru dans le journal Action, le 27 décembre 1944, et dans l'opuscule de 1946 intitulé L'existentialisme est un humanisme. La démonstration a lieu, chaque fois, à l'aide d'exemples concrets dans Action, il s'agit des petits pois et dans l'opuscule de 1946, du coupe-papier.

Les petits pois

« Beaucoup de personnes, écrit Sartre, croient que les petits pois, par exemple, s'arrondissent conformément à l'idée de petits pois et que les cornichons sont cornichons parce qu'ils participent à l'essence de cornichon. » Idée ou essence veulent dire la même chose, dans la tradition métaphysico-platonicienne. Cette essence est première par rapport à l'existence de la chose ; le petit pois réel est même nommé un « me on » - un « non-étant », ou plutôt : un quelque chose qu'il ne faut pas prendre pour étant « réellement », c'est-à-dire, selon un curieux redoublement de Platon, pour étant étantement. (Les Grecs ne reculaient devant aucun néologisme.) En effet, ce petit pois que j'ai devant les yeux ne fait guère que participer à l'être d'une manière bien imparfaite : il suffit par exemple de le manger pour qu'il ne soit plus. Cependant où est passé « le »petit pois ? Non pas ce petit pois, mais ce par où il est comme petit pois, voilà ce qui seul « est » dans le petit pois : son « essence », son eidos - c'est-à-dire non pas l'idée que j'en ai « dans la tête », mais ce qui le donne à voir comme tel. Un petit pois « réel », que je trouve dans mon jardin, n'est qu'une manière bien imparfaite de figurer l'essence du petit pois ; si imparfaite qu'à tout ce qui « existe », ainsi, en a participant » de manière sensible à l'idée, Platon donne le nom d'idole (eidôlon) figuration fantomatique. Pour le platonisme, ce monde-ci n'est que le pâle reflet d'un original qui se trouve « par-delà » : méta-, en grec, d'où le nom de « méta-physique ». Toutefois, il y a des gradations, des « plus ou moins » dans l'approximation à la perfection de l'être. Ainsi, poursuit Platon, la table du peintre, simple copie d'un objet réel et donc déjà, comme « réel » (matériel) au niveau de copie, est-elle encore plus fantomatique que la table de l'artisan, fabriquée d'après la vue directe de l'idée (l'essence) de table. Au plus haut niveau de la hiérarchie, nous trouvons « la » table en soi, que Platon dit avoir été « fabriquée » (ou plutôt produite, menée à l'être, car la fabrication n'est pas un concept grec) par le dieu, qu'il appelle « demiurge ».

• Et c'est ici que nous rencontrons l'exemple du coupe-papier.

« Lorsqu'on considère un objet fabriqué, écrit Sartre (E.H. 26-27), comme par exemple un livre ou un coupe-papier, cet objet a été fabriqué par un artisan qui s'est inspiré du concept ; il s'est référé au concept de coupe-papier, et également à une technique de production préalable qui fait partie du concept, et qui est au fond une recette. » De toute évidence, poursuit Sartre, dans le cas du coupe-papier, l'essence (ce qu'il appelle le "concept", Platon l"idèe") précède l'existence. Je ne peux en effet produire un objet que si je sais à l'avance ce que cet objet est, et comment il est. Autrement, je ne produis plus un coupe-papier mais un "truc" inutilisable et qui n'a rien "à voir" (on retrouve l'idée de "donner à voir" qu'exprime l'idée platoicienne ) avec le coupe-papier. Maintenant, poursuivons l'analyse imaginons que tous les objets du monde, qu'ils soient naturels ou artificiels, aient été aussi produits par un Dieu, que l'on assimile alors à "un artisan supérieur", dit Sartre, ou à un "démiurge" (celui qui produit pour tout le monde, littéralement) pour Platon.

« Ainsi, le concept d'homme, dans l'esprit de Dieu, est assimilable au concept de coupe-papier dans l'esprit de l'industriel ; et Dieu produit l'homme suivant des techniques et une conception, exactement comme l'artisan fabrique un coupe-papier suivant une définition et une technique. »

Même lorsqu'on élimine l'hypothèse d'un Dieu créateur (comme l'ont fait les philosophes du XVIIIe, Diderot, Voltaire et même, écrit Sartre, Kant), il reste que l'homme est compris à la manière du coupe-papier il y a d'abord une nature humaine (ou une "essence" humaine), qui precede et rend possible, à la manière d'un a priori, l'existence "concrète", càd singulière, historique e "factuelle" de l'homme que je suis.

" L'existentialisme athée, que je représente, est plus cohérent. Il déclare que si Dieu n'existe pas, il y a au moins un être chez qui l'existence précède l'essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun concept et que cet être c'est l'homme ou, comme dit Heidegger la réalité humaine. Qu'est-ce que signifie ici que l'existence précède l'essence? Cela signifie que l'homme existe d'abord, se rencontre, surgit dans le monde, et qu'il se définit après. L'homme, tel que le conçoit l'existentialiste, s'il n'est pas définissable, c'est qu'il n'est d'abord rien. Il ne sera qu'ensuite, et il sera tel qu'il se sera fait. Ainsi, il n'y a pas de nature humaine, puisqu'il n'y a pas de Dieu pour la concevoir. L'homme est non seulement tel qu'il se conçoit, mais tel qu'il se veut, et comme il se conçoit après l'existence, comme il se veut après cet élan vers l'existence, l'homme n'est rien d'autre que ce qu'il se fait. Tel est le premier principe de l'existentialisme. C'est aussi ce qu'on appelle la subjectivité, et que l'on nous reproche sous ce nom même. Mais que voulons-nous dire par là, sinon que l'homme a une plus grande dignité que la pierre ou que la table? Car nous voulons dire que l'homme existe d'abord, c'est-à-dire que l'homme est d'abord ce qui se jette vers un avenir, et ce qui est conscient de se projeter dans l'avenir. L'homme est d'abord un projet qui se vit subjectivement, au lieu d'être une mousse, une pourriture ou un chou-fleur; rien n'existe préalablement à ce projet; rien n'est au ciel intelligible, et l'homme sera d'abord ce qu'il aura projeté d'être. " (E.H. 29-30)

L'existentialisme s'inscrit dans la tradition initiée par Descartes des philosophies de la subjectivité, même si c'est - on le verra plus tard - au prix d'un certain remaniement. La subjectivité est la spécificité d'un être conscient de soi, présent au monde et à soi, qui a rapport à soi et pour lequel son être est en question permanente. Ce mode d'être spécifique de l'homme, Sartre l'appelle dans L'Être et le Néant le pour-soi. Il l'oppose à l'en-soi, mode d'être des choses, clos sur lui-même et parfaitement adhérent à soi. Le propre du pour-soi est, selon une formulation récurrente dans l'œuvre de Sartre, de n'être pas ce qu'il est et d'être ce qu'il n'est pas, autrement dit de ne jamais coïncider avec soi. C'est pourquoi cette subjectivité est essentiellement projet, dépassement du donné par l'acte de se jeter hors de soi, dynamique anticipatrice et constructrice d'un soi perpétuellement différé.

Dans ce passage, Sartre souligne à quel point l'existentialisme athée l'emporte en cohérence sur la tendance chrétienne de ce qu'il faut bien appeler une « doctrine » (p. 26). Car si les deux courants partent du même postulat, selon lequel « l'existence précède l'essence », seul l'existentialisme athée qui affirme que « Dieu n'existe pas » est à même de trouver un être pour lequel l'existence précédera effectivement l'essence, c'est-à-dire l'homme. L'essence, rappelons-le, est l'ensemble des « qualités qui permettent de [ ... ] produire et de définir [un être] » (p. 27) : il suffit en effet de connaître les qualités qui caractérisent un être pour le fabriquer ou pour le faire passer à l'existence. Dans ce cas, on possède une représentation technique du monde, où l'Idée précède la réalisation, c'est-à-dire l'incarnation singulière de l'Idée : l'essence précède alors l'existence. Or, c'est bien ce qu'implique l'idée même de création divine, que maintiennent les existentialistes chrétiens : Dieu possède dans son intellect le concept d'homme ; puis sa volonté le promeut à l'existence, en choisissant le réel parmi les possibles (cf. Leibniz).

À l'inverse, pour l'existentialisme athée, l'homme ou la « réalité humaine » (traduction française du terme Dasein chez Heidegger), existe d'abord, c'est-à-dire qu'il « est là », qu'il surgit de manière purement contingente dans le monde, et il est défini ensuite seulement par un concept. Bref, on ne le déduit pas d'une Idée préexistante, mais il n'est d'abord « rien » et c'est uniquement par ce qu'il fait, par son action, qu'il se définit : la notion de « nature humaine », de concept universel (exemple : l'homme comme animal raisonnable) que l'on retrouverait chez tous les hommes particuliers, est ainsi ruinée par l'existentialisme athée, car il n'existe pour lui aucun Dieu qui pourrait former l'idée d'homme pour en tirer par une opération logique ou technique l'existence concrète d'un individu. Si l'homme n'est pas créé, c'est lui qui se crée par son activité subjective. C'est là ce que l'on pourrait appeler le « subjectivisme » de l'existentialisme, celui même que les critiques marxistes reprochent à Sartre. Pourtant, celui-ci n'est qu'une conséquence du fait que chez l'homme, l'existence précède l'essence : en effet, si l'homme existe d'abord pour se définir ensuite, cela signifie qu'il vit sa situation et ses projets au lieu de les subir, comme la mousse ou le choufleur, qui se développent conformément à des lois qu'ils n'ont pas choisies (les lois de la nature) ; il est conscient de ce qu'il fait, par opposition à ce qui est en soi. L'existence est donc subjective, elle est celle d'un sujet..

 

L'être en projet de la réalité humaine

 

Dire qu'en l'homme "l'existence précède l'essence", c'est dire que l'homme n'a pas d'abord d'essence, de nature, en fonction de laquelle il va ensuite exister. Il n'est rien par essence ; il existe, c'est-à-dire qu'il vit son être sous le mode du projet. Il lui faut ainsi devenir ce qu'il se sera fait. Il a à "être son être sous le mode du devoir être", dira Sartre. Il " n'est pas ce que l'on a fait de lui, il est ce qu'il fait de ce que l'on a fait de lui " déclarera-t-il dans une Interview accordée à Bernard Pingaud. Sa temporalité est tout entière axée sur le futur. En disant de l'être humain qu'il est un "être qui n'est pas ce qu'il est et qui est ce qu'il n'est pas" (E.N.117), Sartre veut dire en effet que l'homme est un être qui se projette, par-delà le présent, dans le futur ; il est déterminé par ses possibilités. Par ce projet, il est toujours déjà au-delà de soi.

Cf. Atlas de philo p.200 A

 

 

L'homme, responsable de ses choix

 

Dire qu'en l'homme, l'existence précède l'essence, c'est dire également que l'homme est responsable de ses choix. Libre, condamné à l'être, il ne peut échapper au devoir de se réaliser lui-même.

« ... Si vraiment l'existence précède l'essence, l'homme est responsable de ce qu'il est.1 Ainsi, la première démarche de l'existentialisme est de mettre tout homme en possession de ce qu'il est et de faire reposer sur lui la responsabilité totale de son existence. Et, quand nous disons que l'homme est responsable de lui-même, nous ne voulons pas dire que l'homme est responsable de sa stricte individualité, mais qu'il est responsable de tous les hommes. II y a deux sens au mot subjectivisme, et nos adversaires jouent sur ces deux sens. Subjectivisme veut dire d'une part choix du sujet individuel par lui-même, et, d'autre part, impossibilité pour l'homme de dépasser la subjectivité humaine. C'est le second sens qui est le sens profond de l'existentialisme. Quand nous disons que l'homme se choisit, nous entendons que chacun d'entre nous se choisit, mais par là nous voulons dire aussi qu'en se choisissant il choisit tous les hommes. En effet, il n'est pas un de nos actes qui, en créant l'homme que nous voulons être, ne crée en même temps une image de l'homme tel que nous estimons qu'il doit être. Choisir d'être ceci ou cela, c'est affirmer en même temps la valeur de ce que nous choisissons, car nous ne pouvons jamais choisir le mal; ce que nous choisissons, c'est toujours le bien, et rien ne peut être bon pour nous sans l'être pour tous. Si l'existence, d'autre part, précède l'essence et que nous voulions exister en même temps que nous façonnons notre image, cette image est valable pour tous et pour notre époque tout entière. Ainsi, notre responsabilité est beaucoup plus grande que nous ne pourrions le supposer, car elle engage l'humanité entière. Si je suis ouvrier, et si je choisis d'adhérer à un syndicat chrétien plutôt que d'être communiste, si, par cette adhésion, je veux indiquer que la résignation est au fond la solution qui convient à l'homme, que le royaume de l'homme n'est pas sur la terre, je n'engage pas seulement mon cas: je veux être résigné pour tous, par conséquent ma démarche a engagé l'humanité tout entière.2» (E.H. 31-32)

Dans ce passage, Sartre tire les deux conséquences essentielles du postulat principal de l'existentialisme, celui qui veut que chez l'homme « l'existence précède l'existence » : tout d'abord, cela implique que l'homme soit pleinement responsable de ce qu'il fait ; mais, chose plus étonnante, également responsable de l'humanité.  En effet, l'existence n'est jamais déduite d'une essence quelconque et l'homme n'est « rien d'autre que ce qu'il se fait » (p. 30), alors nul ne peut arguer d'une nature humaine pour se décharger de la responsabilité de ses actes : car l'homme se définit seulement après ce qu'il fait, comme l'a montré le texte précédent : recourir au déterminisme, psychologique ou autre, pour donner des raisons de cette action, c'est par conséquent sombrer dans ce que Sartre appelle la « mauvaise foi » (cf. vocabulaire), c'est fuir ses responsabilités pour attribuer à une force inhumaine ce qui est proprement humain. C'est ce que permet de comprendre l'explicitation du terme « subjectivisme », qui apparaît chez les adversaires de Sartre comme un reproche. C'est qu'ils n'ont pas compris ce que veut dire le subjectivisme existentialiste : il signifie « impossibilité pour l'homme de dépasser la subjectivité humaine. Autrement dit l'homme ne peut jamais sortir de sa condition, que ce soit pour s'élever au dessus d'elle (dans la surhumanité décrite par Nietzsche) ou pour retomber dans l'infra-humain, l'animalité ou l'en soi de la chose inerte : il n'est jamais déterminé que par lui-même à agir, et jamais par quelque chose d'inhumain. Il est donc totalement responsable de soi.  
Toutefois, ce subjectivisme n'entraîne pas, contrairement à ce qu'affirment les marxistes, un individualisme : car l'individu, en se choisissant, ne fait jamais un choix pour lui seul mais il fait un choix qui pour lui a une valeur, le choix du bien. Tout acte dépasse donc son origine strictement individuelle car ce qui a une valeur ne l'a pas seulement pour moi mais pour tous les hommes. Ainsi, en choisissant ce que nous voulons être, nous choisissons l'homme « tel que nous estimons qu'il doit être. » L'existentialisme n'est donc pas seulement une anthropologie, c'est-à-dire une théorie de l'homme, mais il est aussi une morale : il passe en effet de la description de l'homme tel qu'il est ou plutôt tel qu'il existe à ce qu'il doit être, bref à une dimension normative. Car l'homme tel qu'il est ne peut pas ne pas choisir l'humanité qu'il souhaite : il est par conséquent également responsable devant tous de l'humanité qu'il a choisie. La responsabilité de l'homme est alors totale.

 

L'existence piégée dans la mauvaise foi

La tentation est forte de se dégage de cette obligation. Sartre a nommé mauvaise foi l'attitude qui consiste à fuir devant cette responsabilité de se choisir soi-même. La mauvaise foi, c'est ce mensonge à soi qui consiste à ne s'affirmer libre que lorsque cela nous arrange, à se défausser de sa liberté dans le déterminisme (circonstances, milieu familial, malchance...) lorsqu'il faut justifier nos échecs, lâchetés, etc. C'est un des thèmes de la pièce de Sartre, Les mains sales. Cf. Sartre, E.H. pp. 68-71 & E.-N. pp. 95-97

La mauvaise foi, c'est l'échec de la liberté butant sur elle-même. Il s'agit là d'un concept spécifiquement sartrien, qui condense de façon absolument originale toutes les autres notions anthropologiques, pour la plupart empruntées, avec des modifications ou sous un éclairage nouveau, à diverses traditions philosophiques.

Évoquée à plusieurs reprises dans L'Existentialisme est un humanisme comme l'art de se chercher des excuses, la mauvaise foi fait l'objet de développements approfondis, et de descriptions brillantes et justement célèbres, dans L'Eire et le Néant. Elle y est mise en relation avec la structure spécifique du pour-soi.

Tout d'abord, Sartre prend bien soin de distinguer la mauvaise foi du mensonge. Le menteur connaît la vérité qu'il cache intentionnellement à autrui. Il y a dans le mensonge une duplicité sans ambiguïté, dans la mesure où le menteur tire une ligne de démarcation nette entre ce qu'il fait croire à autrui par ses paroles et ce qu'il croit lui-même. Il sait très bien qu'il ment. Le mensonge est le fait d'une conscience cynique. S'il est possible, c'est parce qu'il y a une dualité et une imperméabilité des consciences : le trompeur et le trompé sont deux personnes différentes. Dans le cas de la mauvaise foi tout est beaucoup plus complexe et ambigü, car celle-ci se joue dans l'unité d'une même conscience. La mauvaise foi est une certaine modalité du rapport qu'une conscience entretient avec elle-même. C'est une certaine façon qu'a la conscience de biaiser, de ruser avec elle-même, de se tromper elle-même sur ses intentions. En tant que mensonge à soi, la mauvaise foi révèle toute sa dimension paradoxale comment le mensonge à soi, qui implique l'identité du trompeur et du trompé, est-il possible ? C'est-à-dire quel intérêt peut-on avoir à se mentir à soi-même, et surtout, comment est-il logiquement possible de parvenir à se masquer une vérité que l'on connaît ? Quel mode d'être spécifique de l'homme rend cette contradiction vivante possible ?

La mauvaise foi consiste en un usage particulier que la réalité humaine fait de l'ambivalence qui la constitue. Cette ambivalence est celle de sa condition originellement déchirée entre facticité et transcendance, entre contingence et liberté. La mauvaise foi consiste à jouer de cette ambivalence, non pas pour l'assumer, mais au contraire pour tenter de l'annuler en se donnant une unité et une consistance illusoires. L'acte le plus caractéristique de la mauvaise foi consiste à affirmer sa transcendance sur le mode de la facticité, c'est-à-dire à croire que l'on peut coïncider avec sa transcendance, qu'on peut l'être sur le mode d'être de la chose. Par ce subterfuge, nous cherchons à échapper à l'angoissante liberté que nous révèle notre transcendance.

C'est ce que Sartre illustre de façon saisissante et avec une grande virtuosité dans sa description du jeu du garçon de café: Les gestes, attitudes et postures du garçon de café se signalent à l'attention par leur excès « il en fait trop », et tout s'enchaîne dans un ballet trop bien réglé. A quoi joue donc le garçon de café ? « Il joue à être garçon de café » (p. 95).

Or, jouer à être quelque chose (ou quelqu'un), c'est avoir conscience qu'on n'est pas ce qu'on joue, c'est reconnaître et assumer la distance entre soi et son rôle. L'acteur qui joue le rôle d'Hamlet au théâtre n'est pas Hamlet et il le sait fort bien. Le jeu implique donc en lui-même une dualité ontologique, un être par-delà les apparences montrées, qu'il assume parfaitement comme tel. Le garçon de café semble donc bien manifester par son jeu qu'il n'est pas garçon de café de la même façon que le ciel est bleu, mais qu'il a à l'être. Il semble manifester par son jeu qu'il a conscience de ne pas adhérer à sa fonction sociale, qui est un des aspects de sa facticité. En quoi est-il donc de mauvaise fo i ?

C'est que le jeu est ambigu. Il a tendance à s'oublier comme jeu et à s'abolir dans l'identité sans faille de l'être ensoi. A force de jouer sous le regard complaisant des clients ce qu'il n'est pas, le garçon de café finit par croire qu'il l'est réellement devenu. Il a si bien incorporé son rôle que son jeu s'est pétrifié : il s'est, littéralement, pris à son propre jeu. Il finit par être dupe de lui-même. Tout se passe comme si le rôle avait fini par s'autonomiser, par se détacher de la conscience qui le tient, au point de se jouer tout seul. Ce n'est donc pas dans la mesure où il joue que le garçon de café est de mauvaise foi, mais dans la mesure où il joue à être, et que, jouant à être, il cherche à constituer, à donner corps à un être en-soi du garçon de café en lequel il puisse croire et sur lequel il puisse se reposer. En oubliant qu'il se fait lui-même garçon de café, il évince la prise de conscience qu'il ne s'agit là que d'un rôle parmi d'autres possibles. En figeant sa transcendance en facticité, en vivant sa condition de garçon de café comme le déroulement inéluctable d'un destin venu de l'extérieur, il se libère de l'angoisse qu'éprouverait celui qui, par-delà son rôle présent, entreverrait la possibilité d'autres rôles, et donc d'une autre vie.

 

Par où l'on voit que l'existence en l'homme ne fait qu'un avec son devenir personnel, son Histoire. Etre et temps ne font qu'un pour lui !

 

3. Sens et valeur de l'existence

 

Dire qu'il revient à l'homme de se réaliser, c'est dire que la réussite de sa vie est la grande affaire de toute existence. Kierkegaard est le penseur par excellence d'une telle entreprise. Il a défini trois modalités successives possibles de rapport de l'existence au temps, appelés " stades " : le stade esthétique, le stade éthique et le stade religieux. Sartre essaiera tant bien que mal (sans vraiment y parvenir) à définir une éthique, qui serait une éthique de l'engagement, sans valeurs antérieures aux choix qui pourraient s'en réclamer. Simone de Beauvoir esquissera ce que pourrait être une telle morale dans son ouvrage Pour une morale de l'ambiguïté [cf. Bernard Henri Levy, Le siècle de Sartre p. 26]. Luc Ferry, dans un ouvrage récent, rend compte de la difficulté de proposer un éthique accordée à notre conception, laïque, de l'existence.

 

Les stades sur le chemin de la vie (Kierkegaard)

KIERKEGAARD décrit le cheminement de l'individu vers la foi, dans laquelle l'homme se « fonde de façon transparente dans la puissance qui l'a posé », en définissant les différents stades de l'existence (ou bien.., ou bien...).

Cf. Atlas de la philosophie

 

Le stade esthétique

Au stade esthétique, l'homme vit dans l'immédiateté. Il ne s'est pas encore choisi en tant que moi. Il vit dans et de l'extérieur, dans et du sensible, selon la devise: « il faut jouir de la vie ». Don Juan en est le figure littéraire et musicale. Don Juan vit dans le plaisir de l'instant, sans parvenir pourtant à se satisfaire.

Comme dans la réalisation de cette forme d'existence l'homme dépend de l'extérieur, c'est-à-dire dece qui n'est pas en son pouvoir, le sentiment fondamental de l'existence esthétique, bien qu'inavoué, se révèle en effet comme désespoir à l'idée que les conditions de cette existence pourraient lui être enlevées. Aussi Don Juan est-il condamné à cumuler les conquêtes et à courir après le temps.

« Il paraît donc, dit Kierkegaard, que toute conception esthétique de la vie est du désespoir et que chaque individu qui vit esthétiquement est désespéré, qu'il le sache ou non. » Son désir d'absolu échoue à trouver satisfaction dans le plaisir.

 

Le stade éthique

Le saut dans le stade éthique a lieu lorsque, dans son désespoir, l'individu se choisit soi-même : « [...] puisque je ne puis choisir absolument que moi-même ce choix absolu de moi-même constitue ma liberté, et c'est uniquement par cet acte que j'ai posé une différence absolue, celle entre le bien et le mal. »

Il ne s'agit plus ici de plaisir mais de devoir. La satisfaction recherché est celle, procurée par le sentiment du devoir accompli, celle de la bonne conscience.

L'existence éthique s'est choisie comme être-soi et a ainsi gagné l'indépendance à l'égard de l'extérieur, elle est sujet de la décision, avec elle la vie acquiert sérieux et continuité. Le temps est vécu dans la durée qu'assure la fidélité à soi-même et à ses engagements. Aussi le mariage est-il pour Kierkegaard la décision éthique par excellence.

Pourtant ce stade n'est pas non plus capable de conduire à un plein accomplissement. Car l'homme de l'éthique reconnaît, à travers la possibilité de la faute, qu'il n'est pas en possession des conditions d'une vie éthique idéale, parce qu'il est dominé par le péché.

Ceci conduit au stade religieux.

 

Le stade religieux.

 

Selon la conception chrétienne, l'homme, qui se reconnaît pécheur, comprend qu'il ne peut se libérer seul du péché. Dieu, et uniquement lui, fournira l'accès à la vérité: le contenu de la foi est le paradoxe selon lequel l'éternel est venu dans le temps, c.-à-d. que Dieu s'est fait homme.

Puisque Dieu a dû aller vers les hommes pour leur donner la vérité, la preuve est faite que l'homme n'est pas en mesure d'accéder de soi-même à la vérité, et donc qu'il doit recevoir de Dieu la condition de ce dernier saut. Dans la foi l'homme se fonde sans réserve en Dieu.

Kierkegaard récuse radicalement toute tentative de rationalisation de la foi et, chez lui, le sentiment religieux demeure l'expression du hiatus infranchissable entre nature et esprit, temps et éternité.

Par où s'affirme la tension constitutive de l'existence authentique entre le temps et l'éternité.

 

L'engagement : thèse de Sartre dans l' Existentialisme est un Humanisme.

 

L'engagement est l'attitude de l'individu qui prend conscience de sa responsabilité totale face à sa situation historique et sociale et décide d'agir pour la modifier ou la dénoncer.

L'engagement désigne à la fois une manière d'être et un devoir-être.

Une manière d'être 

En un sens, l'engagement est un mode d'être car par le fait même que j'existe, je suis engagé, je suis dans le monde à côté des autres ou, comme le dit Sartre, je suis en situation. Toutefois, cette situation n'est pas une contrainte que je subis : par chacun de mes actes, je choisis librement ma situation. Ma liberté et ma responsabilité sont donc totales, comme le souligne Sartre dans l'EH: " il n'est pas un de nos actes qui, en créant l'homme que nous voulons être, ne crée en même temps une image de l'homme tel que nous estimons qu'il doit être. [ ... ] Ainsi, notre responsabilité est beaucoup plus grande que nous pourrions le penser, car elle engage l'humanité entière " (EH, p. 31-32). En choisissant d'opter pour l'un des possibles que me donne ma situation (en choisissant de militer politiquement, par exemple), bref en m'engageant, j'engage donc l'humanité dans sa totalité : j'affirme la valeur universelle du militantisme politique.

Un devoir être

L'engagement est donc en ce sens également un devoir-être : car si je suis solidaire de fait avec ma situation, il me reste encore la possibilité de ne pas m'engager, de fuir mes responsabilités en me réfugiant dans le quiétisme ou dans la mauvaise foi. C'est pourquoi Sartre ajoute que " je dois m'engager " (EH, p. 50) : l'engagement est également une obligation morale pour celui qui, refusant le confort de l'attitude contemplative ou de la mauvaise foi, tire les conséquences éthiques et politiques de son être-en-situation. C'est particulièrement le cas de l'intellectuel et de l'écrivain, qui parce qu'ils ont le pouvoir de dévoiler le monde, se doivent de s'engager (cf. Qu'est-ce que la littérature ?, Ire partie).

L'ambiguïté de la notion d'engagement a beaucoup contribué à la confusion, en faisant de l'engagement une attitude volontariste, un devoir imposé de l'extérieur (par sa mauvaise conscience) à chacun. Or, avant d'être un devoir, l'engagement est ma manière de me rapporter au monde : chacun de mes actes m'engage, au sens où chacun d'entre eux est un choix, même le refus de choisir - qui revient à accepter le monde tel qu'il est. La dimension morale de l'engagement vient de ce que ce choix n'est pas seulement un choix pour soi mais pour l'humanité entière : dès lors, je dois faire ce choix en pleine conscience, ne plus simplement être engagé mais m'engager.

 

Réussir sa vie : comment, selon Luc Ferry.

 

Cf. Qu'est-ce qu'une vie réussie? ch. V. Un humanisme de l'homme-Dieu. La vie comme vie en harmonie avec la condition humaine. Ch. II. Une nouvelle approche de la question du bonheur pp. 471-482

Luc Ferry pense que « Une doctrine humaniste du salut - entendu ici en un sens philosophique et non pas religieux, comme une invitation à vaincre les peurs pour se réconcilier avec la vie et se " sauver par soi- même " - devrait prendre en compte quatre éléments fondamentaux, quatre piliers, si l'on veut, susceptibles de constituer le socle d'une " spiritualité laïque "caractérisée par une " pensée élargie ".

Ces éléments fondamentaux sont :

- être ouvert à l'autre, en ce qu'il a d'unique et à la fois d'universel

Luc Ferry parler d'ouverture aux singularités. Il s'agit d'une invitation à nous ouvrir à ce qu'il y a d'universel chez les autres. Il donne à comprendre sa suggestion en évoquant les grandes œuvres de l'humanité, œuvres appartenant toutes à des cultures et à des époques singulières, mais qui, bien que singulières, ont quelque chose d'universel qui les rendent précieuse à nos yeux. « ... En m'arrachant à moi-même pour comprendre autrui, en élargissant le champ de mes expériences, je me singularise puisque je dépasse tout à la fois le particulier de ma condition individuelle d'origine pour accéder, sinon à l'universalité, du moins à une prise en compte chaque fois plus large et plus riche des possibilités qui sont celles de l'humanité tout entière. » (474) La pensée élargie « vise, sans démagogie ni renoncement à ses propres convictions, à dégager chaque fois ce qu'une grande vision du monde qui n'est pas la sienne peut avoir de juste, ce par quoi on peut la comprendre, voire la reprendre pour une part à son compte. »(476)

 

- vivre intensément, à la façon dont Nietzsche l'entend

« La vie la plus élargie est aussi la plus singulière, la plus riche et la plus intense, celle qui fait, selon le vœu de Nietzsche, coïncider harmonieusement en elle la plus grande diversité possible d'expériences agrandissant notre point de vue sur l'humanité. » (476). C'est notre capacité à nous arracher à nos particularismes, « malgré l'inquiétude et le trouble qu'elle ne manque pas de susciter, qui nous amène sans cesse à nous perfectionner, à enrichir nos vies, à voyager, par exemple, pour reprendre l'image de Naipaul, au lieu de rester rivés à notre rocher originel. Et la pensée nietzschéenne du grand style s'avère géniale en ce qu'elle nous présente l'idéal du calme repos, de la sérénité harmonieuse, non comme un point de départ, comme une donnée originaire, mais comme un point d'arrivée, une conquête qui suppose tout à la fois la connaissance des autres (diversité) et la maîtrise de soi (harmonie)

 

 

Aimer vraiment

Comme le montre L. Ferry, en reprenant une célèbre pensée de Pascal où celui-ci s'interroge sur les raisons qui nous font aimer quelqu'un, aimer vraiment, c'est aimer quelqu'un non pour ses qualités mais l'aimer pour ce qu'il a d'unique et d'irremplaçable.

« Si nous suivons encore le fil de la singularité, auquel l'idéal de la pensée élargie nous a conduits, il faut ajouter à l'intensité harmonieuse à laquelle Nietzsche nous convie, l'exigence de l'amour : seul il donne sa valeur et son sens ultimes à tout ce processus d'" élargissement " qui peut et doit guider l'expérience humaine. »

« Ce qui fait qu'un être est aimable, ce qui donne le sentiment de pouvoir le choisir entre tous et de continuer à l'aimer quand bien même la maladie l'aurait défiguré, c'est bien sûr ce qui le rend irremplaçable, tel et non autre. Ce que l'on aime en lui (et qu'il aime en nous le cas échéant) et que par conséquent nous devons chercher à développer pour autrui comme en soi, ce n'est ni la particularité pure, ni les qualités abstraites (l'universel), mais la singularité qui le distingue et le fait à nul autre pareil. A celui ou celle qu'on aime, on peut dire affectueusement, " merci d'exister ", mais aussi bien, avec Montaigne : " Parce que c'était lui, parce que c'était moi ", et nullement, " parce qu'il était beau, fort, intelligent ou courageux "... (479-480)

 

Savourer les moments uniques

Il s'agit d'entrer « en contact avec des moments uniques, des moments de grâce, irremplaçables parce que eux-mêmes singuliers. » Au lieu de ressasser le passé ou de se perdre dans projets aléatoires, il s'agit d'entrer en contact « avec ce qui échappe au temps ou du moins semble l'abolir, avec l'Irremplaçable ». Voilà le bon rapport de l'existence au temps qui, dans l'instant, l'introduit dans la dimension de l'éternité.

« A quoi sert de vieillir ? demande L. Ferry. A quoi il répond : « A cela et rien d'autre. A élargir la vue, aimer le singulier et vivre parfois l'abolissement du temps que nous donne sa présence.

Et il cite Hugo qui l'avait compris:

« Booz était bon maître et fidèle parent;
Il était généreux quoiqu'il fût économe;
Les femmes regardaient Booz plus qu'un jeune homme,
Car le jeune homme est beau, mais Le vieillard est grand.
Le vieillard qui revient vers la source première,
Entre aux jours éternels et sort des jours changeants;
Et l'on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens,Mais dans l'œil du vieillard on voit de la lumière
. » (480-481)

Par où l'on retrouve Kierkegaard et sa pensée sur l'instant en contact avec l'éternel.

 

 

 

Bibliographie

Pascal, Pensées
Kierkegaard, Ou bien... ou bien
Heidegger, Etre et temps
Sartre, Nausée ; l'Existentialisme est un humanisme
L. Ferry, Qu'est-ce que réussir la vie ?

 

 © M. Pérignon