Nietzsche

Par-delà le bien et le mal

cinquième partie

 

§ 187

 

 

Abgesehn noch vom Werthe solcher Behauptungen wie "es giebt in uns einen kategorischen Imperativ", kann man immer noch fragen: was sagt eine solche Behauptung von dem sie Behauptenden aus? Es giebt Moralen, welche ihren Urheber vor Anderen rechtfertigen sollen; andre Moralen sollen ihn beruhigen und mit sich zufrieden stimmen; mit anderen will er sich selbst an's Kreuz schlagen und demüthigen; mit andern will er Rache üben, mit andern sich verstecken, mit andern sich verklären und hinaus, in die Höhe und Ferne setzen; diese Moral dient ihrem Urheber, um zu vergessen, jene, um sich oder Etwas von sich vergessen zu machen; mancher Moralist möchte an der Menschheit Macht und schöpferische Laune ausüben; manch Anderer, vielleicht gerade auch Kant, giebt mit seiner Moral zu verstehn: "was an mir achtbar ist, das ist, dass ich gehorchen kann, - und bei euch soll es nicht anders stehn, als bei mir!" - kurz, die Moralen sind auch nur eine Zeichensprache der Affekte.

Sans même vouloir examiner la valeur d'affirmations comme celle-ci : "Il y a en nous un impératif catégorique", on peut se demander ce que signifie pareille affirmation de la part de celui qui la profère. Il y a des morales qui sont destinées à justifier leur auteur aux yeux des autres; d'autres à l'apaiser et à le mettre en accord avec lui-même; d'autres lui servent à se crucifier et à s'humilier, d'autres à exercer sa vengeance, d'autres à se dissimuler, d'autres à se transfigurer, à s'élever dans une sphère élevée et lointaine; telle morale permet à son auteur d'oublier, telle autre de se faire oublier lui-même ou quelque chose qui le concerne; plus d'un moraliste cherche à exercer aux dépens de l'humanité sa puissance et son imagination créatrice; plus d'un, et Kant peut-être est du nombre, donne à entendre par sa morale: "Ce qui est respectable en moi, c'est que je sais obéir, et il ne doit pas en être autrement pour vous que pour moi". Bref, les morales elles aussi sont un langage figuré des passions.

 
Les morales, langage figuré des affects
 
Nietzsche vient de définir, dans le § 186, l'approche dont la morale devrait, selon lui, faire l'objet, en l'opposant à celle qu'avaient adoptée jusqu'alors les philosophes. Le § 187 illustre ce que Nietzsche vient de dire de la philosophie morale traditionnelle. Il avait avancé, dans le § 186, l'idée selon laquelle la philosophie morale traditionnelle, au lieu d'examiner la moralité régnante, en la comparant à celle d'autres époques en vue de définir le type dont elle relèverait, n'aurait fait que la cautionner. Il va montrer que les énoncés moraux ne sont en fait que l'expression des intérêts dominants de ceux qui y adhèrent.

Laissant ainsi de côté la question de savoir quelle est la valeur de vérité de tels énoncés, il met les grandes doctrines morales au compte d'une visée passionnelle de leur auteur - disant ce à quoi elles sont "destinées", ce à quoi elles lui "servent", ce qu'elles lui "permettent".

Partant, dans le but de la dénoncer, de l'assertion centrale de la morale kantienne - archétype de toute philosophie morale, dont il donnera l'interprétation en fin d'aphorisme - Nietzsche donne à penser qu'au fond toute morale est au service des intérêts subjectifs, extra moraux , de ceux qui la professent - dont on sera amené à dire par la suite qu'ils relèvent tous plus ou moins directement selon Nietzsche de la volonté de puissance.

Kant considère comme étant évidente l'existence d'un impératif catégorique, c'est-à-dire d'une exigence universelle de la raison pratique, éprouvée par la conscience morale et exprimée sous la forme d'un "tu dois" inconditionnel. Kant tient un tel impératif pour valable en lui-même, indépendamment de toute considération extérieure, à la différence des impératifs hypothétiques, qui indiquent ce qu'il faut faire pour atteindre un objectif défini par ailleurs. Nietzsche ne croit pas en l'existence d'un tel impératif. La morale n'est, selon lui, qu'un relais de nos besoins. Il voit dans l'impératif catégorique l'érection abusive d'un état de fait singulier, personnel, en état de droit universel. A la fin du § 197, il traduira la pensée de Kant en ces termes : " Ce qui est respectable en moi, c'est que je sais obéir, et il ne doit pas en être autrement pour vous que pour moi ".

Dans le Crépuscule des Idoles, au §6 de la partie consacrée à la morale en tant que manifestation contre la nature, Nietzsche dit du moraliste qu' "il fait son propre portrait sur les murs et dit "ecce homo"". Ici, au § 187 de Par-delà le bien et le mal, il évoque toute une série de doctrines morales qu'il interprète, sans les identifier autrement, comme étant autant d'expressions de dispositions affectives propres à leurs auteurs. Essayons de les identifier.

- Il y aurait des morales qui seraient "destinées à justifier leur auteur aux yeux des autres". On peut supposer que Nietzsche vise ici la morale dite du plus fort, celle qu'exprime La Fontaine, lorsqu'il fait dire au loup que "la raison du plus fort est toujours la meilleure", et que Calliclès soutenait déjà dans le Gorgias de Platon.

- D'autres seraient destinées à " l'apaiser et à le mettre en accord avec lui-même ". Cela pourrait être le cas des morales religieuses, telle que le Stoïcisme antique, à la recherche de l'ataraxie ou la morale évangélique, qui réconcilie les pauvres avec leur sort, en les déclarant bienheureux.

- D'autres lui servent, dit Nietzsche, " à se crucifier et à s'humilier ". Sans doute Nietzsche pense-t-il en disant cela au Jansénisme de Pascal, déjà évoqué au § 46 de Par-delà le bien et le mal.

- D'autres lui servent à " exercer sa vengeance ". Sont visées ici toutes les morales dites du ressentiment dont il parlera plus loin (§195).

- D'autres lui servent à " se dissimuler ". Peut-être s'agit-il de l'utilitarisme d'un Bentham ou d'un Stuart Mill, qui se plaisent à croire que l'égoïsme est au fond altruiste, qu'en recherchant son propre intérêt, on sert au fond celui des autres. Cf. § 194, fin du 2e paragraphe.

- D'autres lui servent à " se transfigurer, à s'élever dans une sphère élevée et lointaine ". Sans doute s'agit-il ici des morales idéalistes et mystiques, du type de celle que Platon, par exemple, exprime dans le Banquet, où l'amour charnel se trouve sublimé en amour du Bien en soi.

- Lorsqu'il dit que  " telle morale permet à son auteur d'oublier ", on peut songer à la morale de Schopenhauer évoquée à la fin du § précédent .

- Quelle morale Nietzsche vise-t-il lorsqu'il dit qu'elle permettrait à son auteur de se faire oublier lui-même ou quelque chose qui le concerne ? Celle d'un Saint-Augustin évoqué aux § 50  et 200 ?

En interprétant les doctrine morales ainsi qu'il le fait, en les interprétant comme étant autant de façons détournées qu'auraient les hommes qui y adhèrent de satisfaire leurs propres pulsions, Nietzsche révèle clairement l'intention qui l'anime lorsqu'il prétend substituer l'histoire naturelle de la morale à l'éthique traditionnelle. Les philosophes prétendaient fonder la morale, ce qui avait pour effet de la justifier. Nietzsche prend le contre-pied d'une telle façon de faire. Il veut ôter à la morale toute légitimité. Pour cela il lui dénie toute spécificité, en la mettant au compte exclusif de motivations subjectives, humaines, trop humaines.

Aurait-il déjà oublié le reproche qu'il adressait à la philosophie morale ? Il lui reprochait de ne pas prendre la peine d'observer et de comparer attentivement les faits moraux. Que fait-il lui-même ? Il les interprète a priori, sans prendre la peine de les analyser un seul instant, et il le fait au nom d'une conviction qui, pour être contraire à celle de la philosophie morale traditionnelle n'en est pas moins arbitraire. Les philosophes pensaient pouvoir fonder la morale. Nietzsche la tient a priori pour dénuée de tout fondement.

Contre Nietzsche , et pourtant encore avec lui, on peut se demander si la morale n'est pas en fait un moyen pour l'homme de se dépasser. Dans son Zarathoustra, Nietzsche disait que l'homme est quelque chose qui demande à être surmonté. Dans toute son oeuvre, il essaie lui-même de frayer à l'homme un chemin qui l'élève au-dessus de la condition pitoyable dans laquelle il a tendance à s'enliser. Que fait-il d'autre, sinon prôner lui-même une morale qui fasse droit à ses propres aspirations, caractérisées par un besoin vital de grandeur, de noblesse ? Son entreprise serait-elle dénuée de tout sens du seul fait qu'elle correspond à son tempérament ? Et si elle ne l'est pas, pourquoi celle d'autres penseurs le seraient-elles ? Ne faut-il pas s'interroger sur la valeur des conduites recommandées par les différentes morales, et pour cela chercher à savoir quel est leur fondement ?

 

Autres aphorismes de la cinquième partie

 

Traduction et commentaire

© M. Pérignon