L'idée - le jugement

 

 

Plan

 

Introduction
- Qu'appelle-t-on penser ?

- Qu'est-ce que penser ?

I. Le concept et l'abstraction

1. Définition

2. Problème posé par l'abstraction

3. Nature et portée théorétique des idées

II. Le jugement

1. Nature

2. Formation

3. Croire et savoir

Conclusion

- La pensée, modalité du rapport de l'homme au monde

- La pensée, grandeur de l'homme

Introduction

 

- Qu'appelle-t-on "penser" ?

Au sens large (penser à) : se représenter qqc mentalement, càd sans l'intervention des sens.

Au sens strict (penser que) : porter un jugement, avoir une opinion.

Absolument (penser) : se dit de l'activité proprement intellectuelle de l'homme, laquelle s'effectue par idées.

- Qu'est-ce que penser ?

Penser, c'est transposer le réel dans l'esprit sous forme de représentations (images, idées, ou concepts).

N.B. Ce qui rend la pensée possible : la "distance psychique" et la fonction symbolique Cf. cours sur le langage

 

 

Première partie : le concept et l'abstraction

 

1. Définition

Concept = idée abstraite

Idée = représentation intellectuelle et rationnelle d'un objet pensé 

Cf. Descartes, Méditation 3

Idée abstraite = idée ne retenant que les caractères communs, généraux d'une classe d'objets (que l'on peut utiliser dans les jugements et les raisonnements, indépendamment des objets qu'ils représentent.)

 

N.B.

. Le mot, gardien et véhicule de l'idée. Cf. cours sur le langage

. Compréhension et extension d'un concept

 

2. Problème posé par l'abstraction 

Problème

Comment l'abstraction est-elle possible, càd comment puis-je penser à part ce qui est donné ensemble : par quels processus mentaux l'abstraction se réalise-t-elle ?

Solutions

a) Le point de vue nominaliste

Cf. Condillac, Logique

Thèse : idée abstraite = en fait images associées à un nom (lui-même image sonore). C'est le nom ( -> "nominalisme" ) qui donne l'illusion qu'existent des idées abstraites.

Critique : pas de nom sans idée.

- L'idée dépasse de beaucoup les mots et les images. Cf. expérience courante (chercher ses mots)

- On peut penser sans images. Cf. travaux d'A. Binet et l'école de Würtzbourg ("Penser, ce n'est pas contempler de l'Epinal ")

=> Pensée, irréductible au jeu passif des représentations concrètes. Il y a un dynamisme psychologique qui soutend les pensées.

b) La théorie bergsonienne de l'abstraction.

Théorie :

L'origine de nos idées est biologique. Ce sont nos besoins vitaux, nos gestes et nos sentiments qui dégagent des ressemblances entre les choses, chacun de nos besoins étant susceptible d'être satisfait par une classe d'objets.Cf. Bergson, La pensée et le mouvant

Ex. Bergson : concept d'herbe (Cf. cours sur la perception)

Critique :

Certes, l'abstraction a son origine lointaine dans les besoins, les habitudes et les affects. Cependant l'abstraction vécue, agie, ne saurait être confondue avec l'abstraction pensée, qui est d'une autre nature.

Il faut reconnaître l'existence d'une aptitude à l'abstraction qui soit distincte tant de l'imagination que des facteurs psychologiques ou sociologiques.

c) Théorie rationaliste de l'abstraction (Descartes)

Thèse : l'abstraction ne s'explique en définitive que par la raison, càd par l'aptitude proprement humaine de saisir des relations qui est aptitude à chercher l'identique sous le divers.

Cf. Descartes, Méditation 2

Critique :

La pensée déborde en effet les cadres des représentations concrètes : Cf. Descartes Méditation 6

Cf. Brunschvicg : "L'univers de l'expérience immédiate ne contient pas plus que ce qui sera requis par la science, mais moins."

N.B. Le problème du statut ontologique des idées abstraites relève de la métaphysique. Cf. I.3, infra

3. Nature et portée théorétique des idées.

Thèses en présence

a) Thèse réaliste

idée = chose (res -> réalisme)

=> idée = réalité véritable

Cf. Platon, théorie des idées

b) Thèse nominaliste

idée = (pure) construction de l'esprit tena nt son existence du langage, dont elle est totalement tributaire.

=> idée = sans valeur de connaissance des choses elles-mêmes

Cf. Hobbes, Léviathan

c) Thèse conceptualiste

idée = approche par l'esprit du réel

=>idée = "connaissance approchée"

Cf. Bachelard, Le nouvel esprit scientifique

 

Deuxième partie : le jugement

 

1. Nature du jugement

 

A. Définition

1° (XIIe) Action de juger.
•Écrit contenant les termes de la décision.

•(XIIe) Relig. chrét. Jugement dernier, ou ellipt le Jugement, celui que Dieu prononcera à la fin du monde, sur le sort de tous les vivants et des morts ressuscités.  

2° (v. 1200) Opinion favorable (=> approbation) ou défavorable (=> blâme, critique, réprobation) qu'on porte, qu'on exprime sur qqn ou qqch.

•Façon de voir (les choses) particulière à qqn.

•Techn. Jugement d'allure : estimation par laquelle un observateur apprécie l'allure d'un exécutant, par rapport à une allure de référence.  

3° (XIVe) Faculté de l'esprit permettant de bien juger de choses qui ne font pas l'objet d'une connaissance immédiate certaine, ni d'une démonstration rigoureuse; l'exercice de cette faculté.

4° (XVIIe) Décision mentale par laquelle le contenu d'une assertion est posé à titre de vérité.

Log. Fait de poser l'existence d'une relation déterminée entre des termes; cette relation.

 

NB. Formes de jugement

Des énoncés comme : " La terre est ronde ", " l'homme est mortel  ", " Socrate est un sage " sont des jugements.

Les jugements se présentent sous la forme de déclarations, d'assertions (affirmations ou négations).

La logique distingue en eux des termes: terre - ronde - homme - mortel - Socrate - sage - et la copule : est. Mais ils ne sont pas tous modelés sur le même type. Ils peuvent s'énoncer négativement: ìUn cercle n'est pas carréî ou par un simple mot: " Bien " - " Impossible ".

On parlera de

• jugement d'attribution (ou d'inhérence) : "La terre est ronde" - "Le liège flotte"

• ou de jugements de relation : " La Belgique est plus petite que la France ".

On distinguera

• les jugements de réalité, constatatifs : " le soleil brille "

• des jugements de valeur, évaluatifs: " il fait bon "

B. Théories en présence

a) Aristote et les catégories de l'être

Aristote analyse, dans la Métaphysique, diverses formes de jugement.

Je puis dire :

- " Socrate est un homme "

- " Socrate est juste "

- " Socrate est grand de trois coudées "

- " Socrate est plus âgé que Coriscos ".

Dans le premier cas être signifie l'essence, dans le second la qualité, dans le troisième la quantité, dans le quatrième la relation etc...  

Essence, qualité, quantité, relation sont des catégories.

Le mot " catégorie " vient d'un verbe grec qui signifie affirmer, attribuer. Les catégories désignent tout ce qu'on peut attribuer à un être.

Pour Aristote, ce sont des catégories de l'être et pas simplement du jugement, parce qu'elles dévoilent une réalité antérieure à l'acte de jugement. " Ce n'est pas parce que nous jugeons qu'une chose est blanche qu'elle est blanche mais c'est parce qu'elle est blanche que nous disons qu'elle est blanche ".

N.B. Aristote ne pense pas, comme Platon, qu'il y a " un monde intelligible ". Pour lui, nous avons un " intellect " qui extrait l'intelligible du sensible.

 

b) La critique empiriste

Les philosophes empiristes ont appliqué au jugement leur principe fondamental : tout ce qui est dans l'esprit vient de l'expérience. Ils l'ont réduit à n'être qu'une association d'idées, une habitude de pensée.

Pour Stuart Mill, dire " le boeuf rumine " signifie que, chaque fois que j'ai rencontré un animal dont les caractéristiques font que je puis l'appeler boeuf, je l'ai vu pratiquer ce qu'on appelle " ruminer ".

D'après Taine, un jugement comme " l'eau est froide " résume mes expériences antérieures du contenu de la carafe, de la pluie, du liquide trouvé au fond d'un puits ou dans le cours d'une rivière.

L'erreur des empiristes est de confondre le plan de l'association et celui de la pensée, celui de l'expérience passivement enregistrée et celui de la raison. Les rapports associatifs sont des rapports de circonstance et de hasard. Les rapports affirmés dans le jugement vrai sont rationnels, universels. "Toujours ce qui s'ajoute aux termes simplement associés, dit M. Pradines, c'est l'esprit de nécessité. " (Traité de psychologie, I, p. 637). Dire " l'eau mouille ", ce n'est pas dire : " l'eau que voici a mouillé moi maintenant " mais " toute eau mouillera, l'eau doit mouiller ". Quand j'affirme ou quand je nie dans le jugement, je sais pourquoi et je puis donner mes raisons.

 

c) Kant et les catégories de l'entendement.

Kant a vu la faiblesse de la critique empiriste, tout en admettant qu'elle porte contre le dogmatisme. Il revient à la notion de catégorie mais en fait un usage nouveau: "Jusqu'ici, on admettait que toute notre connaissance devait se régler sur les objets... Que l'on essaie donc enfin de voir si nous ne serons pas plus heureux... en supposant que les objets doivent se régler sur notre connaissance ".

Les catégories ne sont pas des catégories de l'être, mais des catégories de l'entendement. Ce sont des concepts purs et a priori qui nous permettent de lier entre eux, d'ordonner et d'unifier les phénomènes donnés dans l'expérience pour les rendre intelligibles et édifier la science. Mais elles ne nous permettent pas de connaître la " chose en soi ", l'être. Notre connaissance commence avec l'expérience sensible. "Sans la sensibilité, rien ne serait donné ".

La rançon du système de Kant, c'est que la métaphysique est impossible comme connaissance.

Mais à défaut de connaissance, la pensée reste possible : nous pouvons penser que Dieu existe, que l'homme est libre, que l'âme est immortelle. Et nous avons d'importantes raisons de le croire: " Je dus donc abolir le savoir afin d'obtenir une place pour la croyance ". (Critique de la Raison pure Préface de la 2e édition).

La critique kantienne et la " révolution " qu'elle a proposée dans la théorie de la connaissance a orienté durablement la philosophie moderne : la connaissance est l'application à l'univers des lois de l'esprit : c'est la science. Les autres formes de connaissance ne sont pas d'ordre scientifique.

 

2. Comment se forme le jugement

Selon Spinoza, l'adhésion de l'esprit à une idée résulte de la clarté intrinsèque de cette idée : alors l'idée s'impose d'elle-même comme étant évidente et donc vraie. Quand je me trompe, quand j'affirme quelque chose de faux en croyant que c'est vrai, c'est que je reste au niveau de la connaissance confuse, je n'ai pas d'idée claire et distincte, adéquate. L'erreur est un défaut de savoir.

Pour Descartes, au contraire, si l'entendement conçoit, c'est la volonté qui affirme ou nie. La principale source d'erreur est que nous ne savons pas éviter "la précipitation et la prévention ", attendre pour juger, de nous trouver en possession d'idées claires et distinctes évidentes. Bien plus, "il nous est toujours libre de nous empêcher d'admettre une vérité évidente "  (Lettre au Père Mesland, 1644).

Nous n'avons qu'à détourner notre attention. Nous pourrions même, volontairement, affirmer ce que nous savons être faux, déclarer bon ce que nous savons être mauvais.

Pascal a décrit cette puissance d'aveuglement qui est la nôtre : " La volonté est un des principaux organes de la créance, non qu'elle forme la créance, mais parce que les choses sont vraies ou fausses selon la face par où on les regarde. La volonté qui se plaît à l'une plutôt qu'à l'autre détourne l'esprit de considérer les qualités de celles qu'elle n'aime pas à voir; et ainsi l'esprit marchant d'une pièce avec la volonté, s'arrête à regarder la face qu'elle aime; et ainsi il en juge par ce qu'il y voit. " (Pascal, Pensées, 99)

La psychologie contemporaine a mis en lumière le rôle que jouent notre affectivité (nos intérêts, nos passions, nos goûts, nos préférences, nos sympathies, nos besoins affectifs) dans nos jugements. Cf. revue EUREKA, Juin 97 article sur cerveau.

Nous avons en nous des forces d'aveuglement. Or, l'objectif du jugement, c'est la vérité. Il ne peut avoir pour ambition que la rectitude. La grande leçon que nous donne Descartes est de savoir douter, non pour nous complaire dans le doute et pour nous y installer, mais précisément pour éviter l'erreur et par amour de la vérité.

 

3. Croire et savoir

Un jugement droit nécessite une ascèse de l'intelligence, beaucoup plus complexe qu'une simple mise en garde contre les pièges de l'affectivité.

Les premiers obstacles à vaincre sont la crédulité naïve, disposition première de l'esprit, et le goût du " confort intellectuel " qui fait préfèrer l'esprit de certitude à l'esprit de vérité, et nous rend prisonnier d'idéologies qui peuvent être illusoires ou bornées.

Viennent ensuite la confusion entre l'opinion et la vérité, puis l'attachement passionné, non pas à nos convictions, mais à nous-mêmes à travers elles, et la volonté de puissance qui l'accompagne.

De là dérivent la mauvaise foi, le fanatisme et ses violences.

 

L'esprit critique qui exige que toute affirmation se justifie rationnellement est la démarche fondamentale de l'intelligence soucieuse du vrai. Le doute méthodique est donc une saine pratique, alors qu'un usage pervers du doute conduit au scepticisme et au soupçon. Le domaine de l'évidence intellectuelle est très étroit et ne concerne pas toujours ce qui nous tient le plus à coeur. S'arracher à la subjectivité, atteindre l'objectivité, telle est, semble-t-il, la règle pour bien juger.

Mais l'objectivité est-elle possible, pratiquement, ou est-elle un but vers lequel nous ne pouvons que tendre avec le maximum de loyauté intellectuelle ?

Les questions qui nous intéressent le plus vivement sont extrêmement complexes; elles ne comportent pas de solutions simples et de réponses immédiatement évidentes. Elles adressent un appel à la liberté de l'esprit.

Dans la pratique du jugement, il y a donc lieu de distinguer entre croire et savoir.

Le savoir porte sur ce dont nous sommes intellectuellement certains et dont nous pouvons rendre raison.

La croyance a plusieurs significations. Elle peut désigner un jugement estimatif, exprimant une opinion, une probabilité fondée sur des raisons plus ou moins convaincantes, à défaut d'être déterminantes. Elle peut aussi désigner ce à quoi nous donnons notre foi. Foi veut d'abord dire confiance. C'est une réponse de toute la personne à une personne, à une parole, à une annonce qui a pour nous et en nous un retentissement vital. C'est une démarche de l'intelligence et du coeur. La foi est à l'origine de tous les engagements humains. C'est en elle que s'accomplit toute existence. Aimer quelqu'un, c'est " lui donner sa foi ". La croyance religieuse est un acte de foi. Une vie religieuse est une vie de foi .

Considérer, comme les positivistes, que la croyance représente une forme de pensée primitive et préscientifique c'est la confondre avec une fabulation irrationnelle et méconnaître les questions humaines essentielles auxquelles elle répond. C'est aussi ignorer que la vérité se montre plus souvent qu'elle ne se démontre et que l'homme la discerne fréquemment quand il ne sait pas la prouver.

Le fidéisme est une conception irrationaliste de la croyance religieuse. Une telle attitude ne convient pas à l'homme raisonnable.

Les réalités ultimes dépassent la pensée conceptuelle. Mais, comme le disait saint Augustin, " que Dieu nous garde de penser qu'il haîsse en nous ce en quoi il nous a créés supérieurs aux autres animaux " !

Il faut donc, à la fois, " croire pour comprendre ", - et c'est pourquoi la manie du doute peut écarter de la vérité, - etcomprendre pour croire ", car l'homme, dont la pensée fait la grandeur, ne donnera jamais son assentiment à l'absurde ou à l'irrationnel.

 

Conclusion

• La pensée, modalité du rapport de l'homme au monde : par la pensée, l'homme s'efforce de com-prendre le réel, de l'assimiler. Cf. Dialectique de la raison et de l'expérience. Cours sur théorie et expérience.

• La pensée fait la grandeur de l'homme. Cf Pascal, Pensée 200 . L'animal vit dans son Umwelt, il ne s'en détache pas. L'homme vit dans le monde (Welt). Aussi est-il un "homo faber"; mais, homo faber, l'homme ne l'est que parce qu'il est avant tout et d'abord un "homo sapiens".

 

© M. Pérignon