La démonstration

 

 


Plan

Introduction

I. Force ou faiblesse de la démonstration ?

1. Le syllogisme, archétype de la démonstration

2. Peut-on tout démontrer ?

3. Peut-on se passer de l'intuition ?

II. Montrer ou démontrer ?

1. Preuve par l'évidence formelle ou intuitive ?

2. La preuve expérimentale, preuve par les faits ?

3. Portée de la preuve expérimentale : probante ou réfutante ?

III. Les mathématiques, modèle démonstratif du savoir?

1. Outil de connaissance ou structure de l'être ?

2. Les mathématiques vouées à l'incertitude ?

3. Faut-il vouloir tout démontrer ?

Conclusion

 

 

Introduction

 

 

Alors que la pensée commune affirme ce qu’elle tient pour vrai sans chercher à le prouver, la pensée rationnelle - sous sa forme tant scientifique que philosophique - s’efforce non seulement de rendre raison de ce dont elle parle mais aussi de la justesse de ce qu’elle en dit. Et elle le fait soit en montrant que ce qu’elle affirme correspond bien à ce qui est, soit en montrant que cela correspond bien à ce que l’on sait déjà par ailleurs. On réservera le nom de démonstration à ce dernier mode de justification.


La démonstration est en effet le raisonnement par lequel la vérité d’une proposition est tirée de la vérité d’une autre, sans que l’on demande de constater qu’elle correspond bel et bien à la réalité dont elle rend compte. La tradition logique donne à la proposition que l’on démontre le nom de conclusion, et à celles qui servent à la démonter le nom de
prémisses. La démonstration consiste donc en une inférence, qui fait reposer la validité d'un raisonnement dans le passage rigoureux de propositions à propositions soit par la déduction, qui consiste à tirer les conséquences nécessaires de propositions initiales, ou l'induction, qui consiste à affirmer d'une classe ce qui a été établi pour chaque élément de cette classe.

L'obstacle auquel se heurte inévitablement la démonstration est celui de la régression à l'infini : jusqu'où faut-il remonter pour trouver une prémisse qui ne soit pas elle-même le résultat d'une inférence ? " Ananké stenai ", il faut bien finir par s'arrêter, disait
Aristote. Ce qui l'oblige - et nous à sa suite - à poser, en amont de toute démonstration, de l'indémontrable. Il s'agira donc d'établir par quel autre moyen (convention ou évidence) de telles vérités premières indémontrables sont connues. Dès lors se pose la question de savoir si une démonstration tire sa valeur du raisonnement déductif ou d'un au-delà de celui-ci ?

La démonstration fait l'objet de l'étude de la
logique qui théorise les opérations de l'esprit, et qui élabore et contrôle la cohérence des énoncés. Cette cohérence, ils la tiennent de leur non-contradiction : la logique est en effet la science de la validité des inférences, elle « détermine parmi les opérations qui tendent à la connaissance du vrai lesquelles sont valides et lesquelles ne le sont pas  » (A. Lalande, Vocabulaire technique de la philosophie ). C'est une science normative en ce qu'elle dit comment il faut raisonner et formelle en ce qu'elle s'attache exclusivement à la forme des raisonnements. Se pose alors la question de savoir s'il suffit de raisonner correctement pour être assuré de ne pas se tromper ?

 

I. Force ou faiblesse de la démonstration

 

1. Le syllogisme, archétype de la démonstration

 

Puisque « il n'y a de science que du nécessaire » (Aristote), la logique s'assure de la nécessité des procédés de la pensée. Elle s'en assure doublement : elle veille à la rigueur du passage d’une proposition à l’autre et à l'évidence du premier maillon de la chaîne logique : “ à la nécessité du lien entre les prémisses et la conclusion qui caractérise le syllogisme formel, s'ajoute ici la nécessité des principes qui se transmet, en vertu de la nécessité syllogistique, à la conclusion”(Blanché, La logique et son Histoire, U, Colin, 1970, p. 81). Cette nécessité repose essentiellement sur le principe de contradiction en vertu duquel “ il est impossible que le même attribut appartienne et n'appartienne pas en même temps, au même sujet et sous le même rapport ” (Aristote, Métaphysique, G 3, 1005a20, Vrin, 198 1, p. 195). Ce premier principe fait de la logique classique une logique du tiers exclu ( il n’y a pas d'intermédiaire entre ce qui est vrai et ce qui est faux ), et comme une logique de la non- contradiction. Si la logique est ainsi “ la science des règles de l'entendement en général ”(Kant, Critique de la Raison pure, PUF, “ Quadrige ”, 1984, p. 77). C’est au prix d'une formalisation, qui va relativiser d'emblée la portée de la démonstration. En effet ce que la logique validera ne sera pas nécessairement vrai : “ une connaissance peut fort bien être complètement conforme à la forme logique, c'est-à-dire ne pas se contredire elle-même, et cependant être en contradiction avec l'objet ” (  Kant, Critique de la Raison pure, Puf, “ Quadrige ”, 1984, p. 77).
La non-contradiction est la propriété logique fondamentale de la déduction, en ce qu'elle définit le mode d'enchaînement valide des propositions, et donc des démonstrations : c'est ce qu'Aristote a développé dans son Organon
, par la célèbre théorie du syllogisme. Le prototype traditionnel en est le suivant : tout homme est mortel (majeure), Socrate est homme (mineure), donc Socrate est mortel (conclusion). C'est la rigueur de l'inférence qui assure la vérité de la conclusion, si bien que la matière peut en être remplacée par des variables conceptuelles : Tout x est y, or z est x, donc z est y. Pour autant, cette logique n'est pas formelle au point d'être, en tout cas dans l'esprit d'Aristote, décrochée du réel : ainsi la loi de non-contradiction est pour lui une nécessité, non de seule la pensée, mais également des essences des choses, un principe qui est constitutif de la réalité elle-même.

Le modèle syllogistique de la démonstration ne va pas toutefois sans difficultés en raison de son caractère purement formel : comment distingue-t-on vrai et faux syllogismes ? Le risque de confusion est souligné par
Guillaume d’Occam. Il suffirait de s'en tenir au seul syllogisme, sans le contrôler par des règles logiques externes, pour tomber dans le panneau : “ ceux qui ignorent cette science prennent de nombreuses démonstrations pour des sophismes, et inversement, accueillent à titre de démonstrations bien des sophismes, faute de savoir distinguer entre le syllogisme sophistique et le démonstratif ” (Ockham, Proême du commentaire sur les livres de l'art logique, BN du Québec, 1978, p. 55 ).

N.B. Ces périls conduiront
Leibniz à renoncer au modèle syllogistique pour la démonstration, au nom des risques de confusion que ce modèle porte en lui. Cf. Nouveaux Essais sur l'entendement humain, IV, 17.

 

2. Peut-on tout démontrer ?
 

Toute démonstration repose sur le principe de non-contradiction. A titre de principe il ne saurait lui-même être démontré ! Aristote le fait valoir à ceux qui voudraient que ce leur fût démontré : “ c'est de l'ignorance, en effet, que de ne pas distinguer ce qui a besoin de démonstration et ce qui n'en a pas besoin. Or il est absolument impossible de tout démontrer : on irait à l'infini, de telle sorte que, même ainsi, il n'y aurait pas de démonstration. Et s'il y a des vérités dont il ne faut pas chercher de démonstration, qu'on nous dise pour quel principe il le faut moins que pour celui-là ? ” (Aristote, Métaphysique, G, 4, 1006 a 5-7, tome 1, Vrin, 198 1, p. 197-198). La démonstration en appelle donc nécessairement à un au-delà d'elle-même, c'est-à-dire à de l'indémontrable. Cf. Pascal, Esprit de géométrie

Cet indémontrable est constitué des propositions premières auquel on finit par aboutir en remontant la chaîne des déductions. Parmi ces propositions premières on a longtemps distingué en mathématiques des
axiomes et des postulats. Les axiomes sont censés être des propositions évidentes par elles-mêmes. Les postulats sont censés être de nature différente : il s'agit de propositions indémontrables - dont H. Poincaré disait qu’elles étaient des définitions déguisées - mais qu'on suppose tirées de l'expérience et qu'on demande au lecteur d'admettre en tant qu'elles sont indispensables à la démonstration à venir.

L'existence de propositions indémontrable met en question le caractère purement formel de la logique. Le
logicisme est la tendance à réduire tout objet à des structures logiques, comme par exemple pour les mathématiques. Il se heurte à une impossibilité : les postulats ne sont que des axiomes que l’ont a omis de déclarer tels et les axiomes sont des propositions indémontrables dans le système qui en dérivent ses propositions. Cet échec est celui du formalisme : fondée sur sa seule solidité formelle, même et surtout en mathématiques, la démonstration ne se suffit pas à elle-même !

3. Peut-on se passer de l’intuition ?

La position logiciste ne tient qu'à condition de pouvoir formuler des axiomatiques rigoureuses, qui reposent sur des évidences plutôt que sur des hypothèses. Or la vérité mathématique dépend de la vérité de ses axiomes qui ne sont, logiquement, que de pures hypothèses. Peut-elle dès lors renoncer à toute intuition ? - Il s'agit de déterminer la part qui revient respectivement au discursif et à l'intuitif dans l'accès à la vérité.

Le sens commun le sait bien : la géométrie est l'art de raisonner juste sur des figures fausses. La pureté des mathématiques tient bien en effet à première vue à ce qu'elles ne dépendent de rien d'empirique : “ les vérités nécessaires, telles qu'on les trouve dans les mathématiques pures et particulièrement dans l'arithmétique et la géométrie, doivent avoir des principes dont la preuve ne dépende point des exemples, ni par conséquence du témoignage des sens
 ”, explique par exemple Leibniz dans ses Nouveaux Essais sur l'entendement humain, préface, GF-Flammarion, 1990, p. 38. Mais il confesse : “ quoique sans les sens on ne se serait jamais avisé d'y penser ”. Se trouve ainsi mis en évidence le statut effectif de la figure, sans laquelle on ne peut comprendre, mais qui théoriquement ne prend pas part à la démonstration. Aussi fausse qu'elle puisse être, la figure paraît donc nécessaire : les mathématiciens “ se servent en outre des formes visibles, et [...] c'est sur elles qu'ils font leurs calculs, en pensant non pas à elles, mais aux choses auxquelles elles ressemblent : ils mènent leur raisonnement à propos du carré lui-même ou de la diagonale elle-même, et non à propos de celle qu'ils dessinent ”, explique ainsi Socrate à Glaucon dans la République au livre VI en 510d. Ainsi une représentation empirique, inutile en droit, est nécessaire en fait, comme le même Socrate l'illustre en faisant dessiner un triangle à l'esclave du Ménon. Ainsi, même si l'efficacité démonstative des mathématiques vient de ce qu'on les a vidées de tout contenu intuitif, il n'est pas niable que ses propositions avaient, à l'origine, un contenu intuitif.

 

 

II. Montrer ou démontrer ?

 

1. Preuve par l’évidence formelle ou intuitive ?

 

Quel rôle l'intuition joue-t-elle au juste dans la démonstration? Descartes faisait reposer sa méthode, inspirée de la géométrie, sur “ de longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles ” (Cf. Règles pour la Direction de l'Esprit, III). Mais la déduction n'est pas seule à intervenir dans la méthode cartésienne : les premières propositions, ou notions simples, dont tout le reste est déduit, relèvent de l'intuition, ce “ concept que l'intelligence pure et attentive forme avec tant de facilité et de distinction qu'il ne reste absolument aucun doute sur ce que nous comprenons ”, dit Descartes dans les Règles pour la direction de l'esprit, III, Vrin, 1970, p. 14. C'est autour de cette place de l'intuition dans la démonstration que se joue le débat de l'intuitionnisme et du formalisme.

Leibniz opposera son formalisme à l'intuitionnisme de Descartes. Philosophe de l’évidence, Descartes pense que la certitude a l'intuition pour base et que la déduction tient ses certitudes de l'intuition. Leibniz, au contraire, tient la succession nécessaire des propositions caractéristiques de la logique mathématique.

Or une autre méthode est possible, c'est la synthèse qui part des parties vers le tout au lieu de décomposer le tout en parties. Chez les logiciens, la synthèse se présente davantage comme méthode d'exposition que comme méthode de recherche : ainsi Arnauld et Nicole écrivent-ils qu'“ il y a deux sortes de méthodes : l'une pour découvrir la vérité, qu'on appelle analyse [ ... ] et l'autre pour la faire entendre aux autres quand on l'a trouvée, qu'on appelle synthèse, ou méthode de composition, et qu'on peut appeler aussi méthode de doctrine 
” (Arnauld et Nicole, La Logique ou l’Art de penser, Champs-Flammarion, 1970, p. 368) . Or la synthèse ne se réduit pas nécessairement à cette fonction d'exposition : en donnant à l'expérience son autonomie, la révolution galiléenne a introduit l'idée que l'induction scientifique pouvait tenir un rôle dans la recherche de la vérité.

 

2. La preuve expérimentale, preuve par les faits ?

 

La démonstration établit la vérité d'une proposition à partir de prémisses. Or la preuve peut être administrée également par confrontation au réel, c'est-à-dire au moyen de constats. Les sciences expérimentales font appel, à titre de méthode, à la caution du réel : à ce titre, elles introduisent l'élément du constat dans la méthode scientifique. Cf. cours sur théorie et expérience.
Si involontaire qu’elle puisse être, telle l’expérience légendaire faite par Newton éveillé de sa sieste par une pomme tombée sur sa tête qui lui aurait suggéré la théorie de l’attraction universelle, l’expérience instruit par une méthode inductive : d'un constat de l'effet, on tire l'idée de la cause. Il faut penser ici aux domaines des sciences expérimentales qui n'étaient pas expérimentables techniquement (l'existence de Neptune d'abord été induite avant que
Le Verrier, muni d'une lunette astronomique suffisante, ne la constate). Et comment ferait Freud pour constater l'existence de l'inconscient, qui ne saurait pas nature être observ, sinon par induction ? Et ainsi dira-t-il qu'“ il se produit fréquemment des actes psychiques qui, pour être expliqués, présupposent d'autres actes qui, eux, ne bénéficient pas du témoignage de la conscience ” (Cf. cours sur l’inconscient).

Toutefois la notion même d'expérience suppose un protocole de validation à partir d'une
hypothèse, au point que l'expérience de laboratoire apparaît comme une conséquence déduite : la méthode hypothético-déductive s'applique donc ainsi aux sciences de la nature. Ainsi, Bachelard part de l'exemple de la discontinuité de l'électricité pour montrer que cette hypothèse ne fut vérifiée que par une expérimentation de Faraday en 1833, et que cette expérience mettait en jeu un appareillage produisant effectivement des électrolyses, mais d'une manière telle que jamais la nature n'en donne à voir tels quels. Ce n'est donc pas le phénomène observé qui confirme la théorie, mais bien plutôt un phénomène que l'on construit : les phénomènes dans lesquels la science recherche confirmation de la vérité de ses hypothèses sont construits par elle à cette fin.

 

3. Portée de la preuve expérimentale : probante ou réfutante ?

 

Dans le syllogisme appelé  modus tollens, on dispose que si X, alors Y et on ajoute : or non-Y. Que devra-t-on conclure ? La tradition scolastique disposait que le résultat ne pouvait être que : non-X. Si X signifie la vérité de la théorie et Y le résultat prévisible d'une expérience, peut-on infirmer la validité de la théorie si la conséquence que l’on en tire s’avère être inexacte ? N’a-t-on pas mal expérimenté ?

Adoptant une position
rationaliste, Duhem considère que l'expérience ne nous dit jamais où est l'erreur : “ le physicien ne peut jamais soumettre au contrôle de l'expérience une hypothèse isolée, mais seulement tout un ensemble d'hypothèses ; lorsque l'expérience est en désaccord avec ses prévisions, elle lui apprend que l'une au moins des hypothèses qui constituent cet ensemble est inacceptable et doit être modifiée ; mais elle ne lui désigne pas celle qui doit être changée ” (Duhem, La Théorie Physique, Vrin, 1989, p. 284). Ce qui justifie la méthode déductive et qui condamne la méthode inductive, c'est la nature même de l'expérience de physique, qui substitue au fait réel observé un fait théorique : le fait expérimental n'est pas seulement constaté, il est aussi interprété, abstrait. L'expérience a donc le pouvoir de confirmer une théorie, mais pas celui de la réfuter.

L'
empirisme épistémologique accorde au contraire à l'expérience un rôle décisif : c'est la théorie de l'expérience cruciale défendue en tout premier lieu par Bacon, selon un raisonnement qui a la même structure que ce qu'on appelle raisonnement par l'absurde en mathématiques. L'expérience se voit conférer le pouvoir, non plus de vérifier, mais, à l'inverse, de réfuter une théorie. C'est ce qu'exprime Popper, qui affirme la possibilité d'expériences cruciales susceptibles de réfuter une théorie. Ainsi fait-il même de la “ falsifiabilité ” le critère même de l'énoncé scientifique : “ c'est la falsifiabilité et non la vérifiabilité d'un système, qu'il faut prendre comme critère de démarcation ” (Popper, La Logique de la découverte scientifique, Payot, 1978, p. 38).

 

III. Les mathématiques, modèle démonstratif du savoir?

 

1. Outil de connaissance ou structure de l'être ?

 

Dans les sciences expérimentales l'intuition est première mais, de la série d'axiomes qu'elle fournit, on “ tire ensuite les conséquences par une démarche purement logico-déductive et de façon aussi complète que possible ” (Einstein, œuvres choisies). Est-ce à dire que les mathématiques fonctionnent comme modèle des autres sciences, et la démonstration mathématique comme modèle de toute démonstration ?

Certains voient dans les mathématiques un simple outil, qui doit être confiné à un rôle second, en raison même de son utilité. Tel est le raisonnement de
Bacon : “ il nous a paru convenable, vu la grande influence des mathématiques, soit dans les matières de physique et de métaphysique, soit dans celles de mécanique et de magie, de les désigner comme un appendice de toutes et comme leur troupe auxiliaire ” (De Dignitate et Augmentes, III, 6, p. 103) .

D’autres pensent que l'outil mathématique fournit la norme de toute science. La fascination de
Platon pour les Pythagoriciens (“ que nul n'entre ici s'il n'est géomètre ”), est bien connue. Descartes érige les mathématiques en modèle normatif de toute connaissance scientifique. Les « chaînes de raison » des géomètres lui donnent l'idée que “ toutes les choses, qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes, s'entre-suivent en même façon  ” (Discours de la Méthode, GF-Flammarion, 1966, p. 47) . Les mathématiques sont ainsi érigées en idéal du savoir : “ la méthode qui enseigne à suivre le vrai ordre contient tout ce qui donne de la certitude aux règles d'arithmétique  ” (Id., p. 49).

La tentation est forte dès lors de voir dans l’ordre logique des mathématiques la matrice même du réel. C'est l’option galiléenne : si le livre de la nature est écrit en caractères géométriques, faut-il considérer les mathématiques comme un outil d'accès au monde, ou comme la texture de toute réalité ? La révolution galiléenne a précisément consisté en ce que le point de vue adopté sur les phénomènes naturels n'est plus celui d'une construction, mais d'une reconstruction géométrique : le langage mathématique n'est plus extérieur au monde, il en est devenu la structure. Cette mathématisation du réel aboutit à la subordination aux mathématiques de toutes les autres sciences, comme d'autant de parties de ce que
Descartes appelle la Mathématique universelle.

 

2. Les mathématiques vouées à l’incertitude ?

 

Qu'adviendrait-il alors si ce modèle démonstratif se révélait plus incertain qu'il n'avait d'abord paru ? Wittgenstein a montré que les vérités mathématiques et logiques ne sont jamais que des tautologies, ouvrant la voie au positivisme logique, qui reconnaît que ces propositions ne nous apprennent rien sur le monde.

Il y a pire encore : si le seul critère de vérité réside dans la non-contradiction interne du système, alors la valeur des démonstrations qui en sont issues se trouverait grandement fragilisée par l'impossibilité de démontrer l'absence de contradiction. Or on sait que Gödel a montré la limite structurelle de la déduction : son théorème d'incomplétude énonce qu'il est nécessaire de recourir à des principes extérieurs à un système déductif pour en démontrer la « consistance » , c'est-à-dire la cohérence logique. Cette incomplétude d'un système formel a de grandes conséquences épistémologiques : elle met fin à l'espoir entretenu par le mathématicien Hilbert d'une axiomatisation (c'est-à-dire une formalisation) intégrale des mathématiques.

Allant dans le même sens, Bertrand
Russell observait, non sans malice, que “ la mathématique est une science où l’on ne sait pas de quoi l’on parle ni si ce que l’on dit est vrai ”. Il faut entendre par là que tout l’édifice mathématique tout entier repose sur des propositions qui ne sont ni démontrées ni démontrables, dont la vérité est donc totalement hypothétique, et qu’il porte sur des entités qui sont de pures construction de l’esprit.

 

3. Faut-il vouloir tout démontrer ?

 

La force argumentative de la démonstration repose sur une logique de non-contradiction en étrangère aux contradictions de la réalité constitutives d’une réalité en devenir. Aussi Hegel rejetait-il la non-contradiction du côté de la logique d'entendement, qui n'est que raisonneuse au bénéfice d’une logique rationnelle faisant droit à la contradiction. Il disait dans la Phénoménologie de l'Esprit (préface, Aubier, 1941, p. 36) ainsi que la vérité reconnue d'un théorème géométrique est une “ circonstance surajoutée ”, qui “ ne concerne pas son contenu, (mais) seulement sa relation au sujet connaissant ”.

Voilà qui nous incite à reconsidérer le crédit dont jouissent les mathématiques, tenues communément pour être des sciences on ne peut plus exactes sur le modèle dont toute connaissance devrait se constituer. Non seulement elles ne sont au mieux qu’un outil au service de la mise en forme et de l’exploitation du savoir et n’ont à ce titre de sens que dans leur propre domaine de validité, mais elles n’offrent, en tant que
système hypothético-déductif, aucun accès à quelque vérité que ce soit. S’entendre dire pour cautionner un jugement qu’il est vrai comme deux et deux font quatre devrait nous rendre circonspect : si tel était le cas, il serait purement arbitraire. Deux et deux font quatre si et seulement si 3=2+1 et 2=1+1, ce qui est affaire de pure convention. 1+1 en système binaire, le seul connu de nos systèmes informatiques, ne fait-il pas 10 en base deux ?

Or la pensée occidentale s’est constituée sur le modèle démonstratif de la logique mathématique. Seule aurait droit de cité une pensée dont on serait en mesure de démontrer la
validité sur la seule base de sa cohérence avec ce que l’on sait par ailleurs. La philosophie elle-même s’est constituée en discours délibérément argumentatif, le plus souvent critique à l’égard de toute autre forme de pensée, qu’elle soit enracinée dans l’expérience millénaire de l’humanité ou qu’elle relève de la pure fantaisie individuelle. D’où le discrédit positiviste dans lequel est tombée la croyance au profit du seul prétendu savoir. Une vérité cesserait-elle d’être vraie faute de pouvoir être démontrée ? Pascal ne le pense pas, qui reconnaît au cœur, siège de l'intuition,le pouvoir de nous faire y accéder sans le secours de la raison. Cf. Pensée 110

 

Conclusion

 

Le succès d’une pensée soucieuse de s’assurer de sa validité logique est incontestable. Mais il n’est de sectoriel. La puissance technique de l’Occident est incontestablement redevable à la démonstration de sa capacité à maîtriser le cours naturel des choses.

Peut-on toutefois en dire de même de la puissance qu’a l’homme à gouverner sa propre vie ? Qu’avons-nous à envier aux sagesses religieuses, que n’anime pas le souci de cohérence logique mais de cohérence existentielle ?

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