I.
L'interprétation à l'œuvre 1. L'interprétation
et la vérité 2.
L'interprétation et la compréhension 3.
L'interprétation et l'inspiration II.
Interprétation et traduction 1.
L'interpré 2.
L'interprétation n'est pas explication 3.
L'interprétation est recréation III.
Interprétation et compréhension 1.
Comprendre l'autre mieux qu'il ne se comprend
lui‑même 2.
L'interprétation au cœur de l'expérience
humaine 3.
La compréhension comme pouvoir‑être de
l'être-là Conclusion
Introduction
tation à la
lumière des rêves
L'interprétation a pour fonction d'élucider le sens d'un texte ou d'un acte. Il y a interprétation à chaque fois que le sens n'est pas clair. La nécessité de l'interprétation tient en effet à ce qu'il n'y a pas de réception immédiate du sens : le sens des choses ne va pas de soi. Il est rare que la signification d'un propos ou d'une conduite soit immédiatement perceptible. Par ailleurs le langage permet de dire autre chose et même, parfois, le contraire de ce qu'il dit en apparence : le langage communique aussi par antiphrase, ironie, métaphore, allégorie, énigme. Il y a une obscurité de fait (les présages, les maladies, les rêves) et une obscurité construite, délibérée, intentionnelle (le poème, l'énigme, le mythe, la parabole, l'objet d'art).
L'interprète cherche à restituer fidèlement le sens de l'objet de son interprétation dont nous venons de voir qu'il lui échappe toujours plus ou moins. De là le risque permanent de l'erreur d'interprétation, de la mauvaise interprétation ou de l'interprétation abusive. Qu'est‑ce qui justifie telle interprétation plutôt que telle autre ? Qu'est‑ce que, fondamentalement, un contre‑sens ? Quels sont les critères de la bonne interprétation ? Et le but de toute interprétation est‑il véritablement d'accéder à l'évidence, de passer de l'implicite à l'explicite ? Peut‑on comprendre l'autre mieux et davantage que lui‑même ? Voilà autant de questions que conduit à poser la difficulté d'accès au sens à laquelle se heurte toute interprétation.
En un premier sens donc, l'interprétation vise à combler un déficit de sens et à donner ainsi de la rationalité à ce qui n'en aurait pas suffisamment par lui‑même,. Interpréter n'est toutefois pas simplement expliquer. On explique un phénomène physique, on interprète un texte, c'est‑à‑dire une manifestation de l'homme.
Interpréter, c'est élucider, mettre en évidence l'implicite, mais c'est aussi donner vie : exécuter, transmettre, jouer un morceau de musique par exemple. L'acteur qui interprète un texte, loin d'ajouter au rôle des inflexions personnelles qui le mettraient lui-même au-devant de la scène, s'efface derrière un personnage qu'il incarne. Ainsi le génie de la Berma décrite par Proust dans Le côté de Guermantes consiste justement à résoudre l'écart entre le personnage et la personnalité de l'acteur qui en " tient lieu ". Interpréter un morceau de musique consiste à le donner à entendre.
L'interprétation a‑t‑elle pour fin de fixer le sens c'est‑à‑dire de l'arrêter, ou au contraire de donner accès à un foisonnement de sens caractéristique de la réalité humaine ?
L'interprétation se présente d'abord comme une opération d'appropriation : elle permet de com-prendre, d'assimiler, ce dont le sens, de prime abord, nous échappe Cf. Dilthey, Le Monde de l'Esprit. L'interprétation s'envisage comme technique, voire comme art de la traduction. Permet-elle de mettre fin à l'équivocité du langage et des conduites ? Sur quel type de connaissance une telle traduction est‑elle fondée ? Et peut‑on réduire sans trahir, sans risque de déperdition de sens ?
L'interprétation, dont le but est de permettre de donner à savoir ce que veut dire un texte ou un geste répond à un besoin de clarification qui découle du fait les apparences, ainsi que les propos tenus à partir d'elles, sont bien souvent ambigus.
Il s'agissait pour Platon de mettre fin à cette équivocité en se référant à l'essence immuable des choses. Au livre VII de la République, dans l'allégorie de la caverne, il oppose l'interprétation éclairée du philosophe qui s'est élevé à la vision de l'essence des choses, à l'interprétation aléatoire de leurs apparences par les prisonniers.
Aristote - qui est l'auteur d'un traité sur l'interprétation, le premier en date de l'Histoire de la philosophie - pensait pouvoir assurer la clarté des propos tenus en s'assurant leur cohérence interne, rôle imparti à la logique. C'était, à ses yeux, le moyen d'articuler correctement le langage avec la réalité pour obtenir un discours qui puisse être vrai. Car seul le discours est susceptible d'être vrai, pense Aristote qui se sépare de Platon sur ce point comme sur bien d'autres : une chose ne peut être par elle‑même ni vraie ni fausse. Seul ce que l'on en dit peut l'être. Aussi faut-il s'assurer de la correction des rapports de nos énoncés entre eux si l'on veut garantir leur exactitude.
Aristote pense que les idées qui sont dans notre esprit comme les choses qui existent en‑dehors de nous sont identiques et que ce sont donc les langues et les écritures qui varient entre les hommes. L'interprétation a ainsi pour tâche de réduire le changeant, l'aléatoire, le multiple à l'identique, au nécessaire, à l'unique. Il y a ainsi une finalité négative de l'interprétation : on interprète pour ne plus avoir à interpréter. L'interprétation permet de passer d'une incarnation contingente du sens à une proposition nécessaire, à une proposition sur laquelle à tout le moins on peut se prononcer.
Mais, comme travail " négatif " de suppression de l'équivocité, l'interprétation n'est‑elle pas marquée par un certain " réductionnisme " qui met fin à la diversité des approches du monde que sont les langues communes ? Ce " réductionnisme " implique une idée de l'interprétation qui correspond assez mal au sens moderne et aujourd'hui commun de l'interprétation, qui y voit une d'appropriation subjective d'un sens qui déborde toujours les limites dans lesquels on voudrait l'enfermer. Qu'interprète-t-on en effet sinon ce qui est par nature équivoque. Le poème, par exemple, ne saurait se prêter à une lecture unique et définitive. Son sens ne peut être clarifié et même éventuellement arrêté que par une décision arbitraire ‑ ce qui n'est pas incompatible avec la motivation de l'interprétation ou sa justification rationnelle. Dans l'Ion, Platon explique que certains herméneutes privilégiaient à dessein certaines interprétations d'Homère pour des raisons morales et politiques. Par où l'on voit que l'interprétation peut avoir pour fin d'exclure des interprétations concurrentes et donc de chercher à réduire à l'unité les différentes options de lecture. Comment, dans ces conditions, concilier le souci de rigueur de l'interprétation avec la prise en compte de la profusion de sens possibles de son objet ?
L'interprétation n'a pas uniquement un rôle, logique, à jouer au service de la valeur de vérité du discours : elle a aussi une importante fonction, pédagogique, de faciliter l'accès à son sens auprès d'un large public. Trouver la bonne interprétation ne permet pas seulement de révéler la vérité, elle permet aussi de mettre un terme à la polémique, de tomber d'accord. Gadamer rappelle à cet égard que " le travail de l'herméneute est justement de traduire ce qui a été proféré d'une façon étrangère ou incompréhensible dans une langue qui peut être comprise par tous " (H.‑G. Gadamer, Herméneutique classique et philosophique). Si donc le travail interprétatif est un travail sur la langue, c'est pour aboutir à une forme par elle‑même suffisamment claire pour favoriser une lecture concordante.
Le bon interprète oriente les représentations qui commandent notre vision du monde ; tel est aussi l'enjeu de taille de l'herméneutique théologique qui repose à la fois sur un accès privilégié au contenu symbolique du texte sacré et sur une technique précise qui vise à asseoir le commentaire sur des fondements assurés. La multiplication des interprétations, favorisée par le postulat d'une écriture qui serait d'elle-même symbolique et allégorique, est en effet de nature à brouiller la compréhension du texte original et à interposer entre le texte et le lecteur toute l'épaisseur de la tradition. C'est à ce problème spécifique que ce sont attachés, à la Renaissance, les initiateurs de la compréhension réformée de la Bible ainsi que les fondateurs d'une herméneutique philologique retournant aux sources de la littérature classique. Dans les deux cas, il s'agissait de revoir le rapport de l'art d'interpréter avec la tradition et de revenir au texte lui‑même en exhibant la littéralité du texte premier. À chaque fois, explique Gadamer, " il s'agissait d'une redécouverte, et d'une redécouverte de quelque chose qui n'était pas simplement inconnu, mais dont le sens était devenu étranger et inaccessible " (H.‑G. Gadamer, Vérité et méthode, Les grandes lignes d'une herméneutique philosophique, Éditions du Seuil, Paris, 1996, p. 192.) L'interprétation est alors ramenée à l'univocité même du texte premier, qui n'est pas à conquérir ou à produire mais qui est la donnée initiale d'où il faut partir. Gadamer ajoute que " le point de vue de Luther était à peu près le suivant : l'Écriture sainte est sui ipsius interpres. On n'a pas besoin de la tradition pour en acquérir une juste compréhension, pas plus qu'on a besoin d'un art de l'interprétation dans le style de l'ancienne doctrine du quadruple sens de l'Écriture, car le libellé de l'écriture comporte un sens univoque, le sens litteralis, qui se laisse comprendre à partir d'elle. "(Ibid., pp. 192‑193)
Comme nous l'indiquions en introduction, interpréter c'est rendre clair ce qui ne l'est pas, mais c'est aussi, ainsi que nous venons de le voir, s'efforcer de rendre fidèlement un texte, d'en transmettre le contenu sans modification (comme le pianiste qui joue une partition). Ces deux sens sont aux antipodes l'un de l'autre : d'un côté un travail complet de réécriture et de développement - l'interprétation pouvant donner lieu, notamment dans l'exégèse théologique et philologique, à un grand nombre de commentaires, chaque commentaire étant quantitativement beaucoup plus fourni que le texte premier ; de l'autre une simple reprise sans ajout.
Ces deux possibilités de l'interprétation ont été analysées sous la même activité, la rhapsodie, par Platon dans Ion. Le bon lecteur selon Platon est aussi et nécessairement un bon connaisseur du poète. Il n'y a pas de bonne interprétation sans savoir spécifique, sans une connaissance avérée de l'auteur, de sa pensée et de son style, " car on ne deviendrait jamais rhapsode, si on n'arrivait pas à comprendre le poète. C'est donc au rhapsode de se faire l'interprète, auprès de ses auditeurs, de la pensée du poète. Mais il est impossible de bien accomplir cette tâche si on ne sait pas ce que le poète veut dire." (Platon, Ion, 530c)
Reste à savoir si la rhapsodie est un art, une technique, si, donc, elle repose sur une science et une compétence spécifique. Pour cela, il faut pouvoir associer la rhapsodie à une compétence particulière. Ion peut‑il faire une aussi bonne exégèse des textes d'Homère que de ceux d'Hésiode ? Ion commence par dire qu'il serait aussi compétent pour l'un que pour l'autre à condition que les sujets soient identiques ; il admet également que c'est la même compétence qui permet de juger du talent de différents poètes lorsqu'ils s'expriment sur des sujets identiques. À la suite de cela, Ion rappelle à Socrate son lien privilégié avec Homère : " Mais quelle est donc la cause, Socrate, qui fait que lorsqu'on s'entretient de n'importe quel autre poète, moi, je n'y fais pas attention et je suis incapable de rien proposer de valable ‑ au contraire, je me mets tout simplement à somnoler. Mais fait‑on la moindre mention d'Homère, aussitôt me voilà réveillé, je suis tout attention, et j'ai beaucoup à dire ! " (Platon, Ion, 532b‑c..) La réponse de Socrate est très claire : " il est évident pour tout le monde que tu es impuissant à parler d'Homère en vertu d'un art ou d'une science. Car si tu étais capable de le faire grâce à un art, tu serais capable de parler de tous les autres poètes aussi. En effet, la poésie forme un tout, je pense, n'est‑ce pas ? " ( Ibid., 532c) L'unité de l'objet d'une science détermine la possibilité d'un type spécifique de compétence. Quel est alors l'objet spécifique de la rhapsodie ? Le problème de la rhapsodie est précisément de ne posséder aucun domaine propre de compétence, puisqu'il chaque fois que Ion prétend parler spécifiquement d'un objet (l'art du bouvier, du stratège, etc.), Socrate lui oppose le corps de métier spécialement compétent dans le domaine envisagé. Il conclut que, " dans ce cas, nous te conférons, Ion, cette plus grande beauté, d'être, quand tu fais la louange d'Homère, un homme divin, au lieu d'un homme de l'art ! " ( Ibid., 542b)
La question de l'interprétation est ainsi ramenée à celle de l'enthousiasme et de l'inspiration. Ion rapporte son expertise au rapport irrationnel qu'il entretient avec un poète particulier. Car n'est pas l'interprète privilégié d'Homère qui veut. Socrate explique la relation d'empathie de Ion avec Homère par l'idée d'une " puissance divine ". C'est par l'intermédiaire de cette force, attractive, que l'homme se trouve inspiré par la divinité et qu'il la transmet au spectateur. Désormais expliquée par la possession divine, l'interprétation peut‑elle se défendre d'être une activité purement intuitive, irrationnelle?
La réponse de Platon permet d'articuler les deux significations de l'interprétation que nous rappelions plus haut : l'excellence de la compréhension du poème par le rhapsode consiste justement dans l'absence d'ingérence de sa propre subjectivité dans l'interprétation et donc dans son statut de pur médiateur du message divin. Cette privation de raison ne manque donc pas de justification et de nécessité : " la raison pour laquelle le dieu, ayant ravi leur raison, les emploie comme des serviteurs, pour faire d'eux des chanteurs d'oracle et des devins inspirés des dieux, est la suivante : c'est pour que nous, qui les écoutons, nous sachions que ce ne sont pas les poètes, qui n'ont plus leur raison, qui disent ces choses d'une si grande valeur, mais que c'est le dieu lui‑même qui parle et qui, par l'intermédiaire de ces hommes, nous fait entendre sa voix ". (Platon, Ion, 534c‑d) Le poète " est possédé ", quasiment au sens propre puisqu'il est " tenu par sa Muse ". Les rhapsodes sont donc les interprètes des interprètes que sont les poètes eux-mêmes, eu égard aux messages suggérés par les muses. Le rôle du rhapsode est finalement d'être un intermédiaire, " l'anneau du milieu ", qui relie le poète au spectateur : il est ce maillon essentiel de la chaîne de transmission qui optimise la réception du message divin.
L'interprétation est un " art " de médiation : cette compréhension de l'interprétation rappelle que l'homme est avant tout un être de langage et donc de médiation, d'échange, de transmission. Est‑ce celui qui se dote d'une compétence objective et qui suit des principes ou celui qui, à l'instar de Ion, est en relation directe et empathique avec le poète et, à travers lui, avec la source même de son inspiration ? L'interprétation serait alors, plus qu'une traduction, une opération de libération du sens. Il s'agirait de libérer le sens du matériau linguistique par lequel il s'exprime nécessairement mais qui dans le même temps l'enferme, le recèle. Mais, du coup,, interpréter, n'est‑ce pas prendre le risque de trahir le sens ?
L'interprétation se fonde sur la distance entre le message manifeste et son sens latent. La nécessité de l'interprétation découle de cet écart. Sans doute faut‑il interpréter convenablement les signes et les symptômes qui s'offrent à nous, mais sans perte de sens. La recherche d'une maîtrise du sens par la réduction des lectures à l'unité ne peut-elle pas parfois apparaître comme un obstacle à l'accès au vrai ?
Le rêve apparaît comme un objet exemplaire d'interprétation. Comme les lapsi et autres actes manqués, ils prennent forme à l'occasion d'un relâchement de la vigilance de la conscience. L'inconscient renferme des pensées refoulées que la conscience ne peut, pour des raisons essentiellement morales, regarder en face, qu'elle va refouler mais qui ne disparaîtront pas pour autant. Celles‑ci saisiront toute occasion de " refaire surface " sous une forme détournée, masquée, de telle sorte que la conscience les aperçoive de façon indirecte, sous la forme de sortes de ratées ou, comme pour le rêve, d'énigmes. L'analyse de Freud repose sur la différence entre le " contenu manifeste du rêve " et ses " idées latentes ", d'où le rêve tire son sens véritable. « Le " contenu manifeste " du rêve peut donc être considéré comme la réalisation déguisée de désirs refoulés. » (S. Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse, Éditions Payot, Paris, 1966, p. 41) L'inconscient se sert d'un langage symbolique pour révéler les désirs dont il est fait et qui cherchent à se satisfaire. L'interprète doit donc convertir le langage ambigu, incohérent, chaotique du rêve en un langage qui révèle une aspiration insatisfaite du sujet conscient.
Le point de vue de Freud sur l'interprétation des rêves nous apprend deux choses essentielles. Il nous apprend d'abord que le langage que l'on traite le plus souvent comme mode d'énonciation premier est en réalité déjà une énonciation seconde. Il est une défiguration d'une donnée qu'il révèle tout en la dissimulant, qu'il va donc d'une certaine façon faire disparaître tout en la suggérant. Pour bien interpréter, il faut à la fois prendre en compte cette étirement du message entre deux pôles auxquels il doit son sens, et comprendre également le mécanisme même de refoulement et la réécriture qu'il produit. Somme toute, il faut comprendre comment mais aussi pourquoi l'inconscient symbolise. On révise du même coup le caractère aléatoire du rêve. Pour cela, il faut supposer que le rêveur n'est précisément pas le mieux placé pour donner le sens authentique de son rêve et que l'interprétation requiert que celui qui interprète ne soit pas le même que celui dont les allégations et les conduites sont à interpréter. Le point de vue de Freud nous apprend ensuite que l'interprétation redonne un statut essentiel à ce qui semble seulement accidentel. " Ces petits faits, écrit Freud, les actes manqués, comme les actes symptomatiques et les actes de hasard, ne sont pas si dépourvus d'importance qu'on est disposé à l'admettre en vertu d'une sorte d'accord tacite. Ils ont un sens et sont, la plupart du temps, faciles à interpréter. On découvre alors qu'ils expriment, eux aussi, des pulsions et des intentions qu'on veut cacher à sa propre conscience et qu'ils ont leur source dans des désirs et des complexes refoulés, semblables à ceux des symptômes et des rêves. " (S. Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse, Editions Payot, Paris, 1966, p. 43).
L'interprétation psychanalytique découvre enfin la résistance de la conscience à sortir de certains préjugés et à réviser ses codes interprétatifs du fait qu'elle répugne à comprendre ce qui se cache derrière certains de ses actes.
Il faut prendre soin de distinguer l'interprétation de l'explication. Expliquer, c'est énoncer la loi selon laquelle un effet suit nécessairement une cause. L'interprétation nous place au contraire face à la pluralité des raisons pourquoi ce qui se manifeste se manifeste ainsi qu'il se manifeste : une même cause peut produire une infinité d'effets et un même effet peut être la manifestation d'une infinité de causes. Il n'y a pas de rapport unique, fixé une fois pour toutes, entre une signification et un symbole, entre une idée et une métaphore. Il faut se défaire du préjugé qui fait de la métaphore et du symbole " ce qui doit être clarifié ", ce que l'on peut remplacer par l'idée dont ils sont.
Le travail interprétatif est, comme le dit Schleiermacher, toujours travail de reconstruction a posteriori. Le sens n'est plus quelque chose de transcendant à l'image qui, par anecdote, lui serait associé : la spécificité de la métaphore tient à l'immanence du sens à l'image, dont il peut, à l'occasion, être extrait, mais d'une façon qui justement ne peut être abstraite. L'absence d'univocité du texte symbolique tient aussi à son absence de fonction utilitaire : les mots ne sont plus là pour référer à quelque chose qui est en dehors d'eux et à quoi il auraient pour fonction de nous renvoyer. Gadamer écrit qu'" on peut même se demander lorsqu'il est question d'une œuvre d'art, s'il est permis de séparer le faire de son produit, comme on peut le faire quand il s'agit d'un produit artisanal qui se trouve aussitôt livré à sa fin utilitaire " (H.‑G. Gadamer, La philosophie herméneutique, 1992, p. 208).
Si l'univocité est temporellement seconde par rapport à l'équivocité, c'est aussi parce que notre premier rapport aux choses est plus poétique que scientifique. On n'identifie la métaphore comme métaphore qu'en vertu d'un correctif qui consiste à dire : ce que vous prenez pour le sens propre n'est bien en fait qu'un sens figuré. D'où le besoin de poser la différence entre les deux. Rousseau remarque : "Comme les premiers motifs qui firent parler l'homme furent des passions, ses premières expressions furent des tropes. Le langage figuré fut le premier à naître, le sens propre fut trouvé le dernier. On n'appela les choses de leur vrai nom que quand on les vit sous leur véritable forme. D'abord on ne parla qu'en poésie ; on ne s'avisa de raisonner que longtemps après. " . J‑J. Rousseau, Essai sur l'origine des langues, chapitre 3, Garnier Flammarion, Paris, 1993, p. 63. Il ajoute : " L'image illusoire offerte par la passion se montrant la première, le langage qui lui répondait fut aussi le premier inventé ; il devint ensuite métaphorique quand l'esprit éclairé, reconnaissant sa première erreur n'en employa les expressions que dans les mêmes passions qui l'avaient produite. " (Ibid., p. 64)
On en revient ainsi à ce constat simple : on interprète pour autant et dès lors qu'il y a vie. Et n'est‑ce pas justement pour avoir marginalisé, voire même nié la vie, que la métaphysique s'y est si mal pris, comme le dit Nietzsche, avec le concept d'interprétation, qu'elle s'est montrée si " gauche ", si " empruntée " ? La vie est un jeu de désirs, de pulsions, de volontés. Elle est elle-même déjà interprétative.
Interpréter, c'est d'abord poser les bonnes questions. L'erreur de la tradition est d'avoir construit des évidences sans critiquer le processus par lequel ces concepts se sont imposés à la pensée. Expliquer une pensée, c'est croire, à tord, à la possibilité d'une explication unique qui pourrait l'emporter sur les autres et même mettre fin à la diversité des réponses. Cf. Le Gai Savoir, § 374. Envisager la philosophie sous l'angle d'un travail infini d'interprétation, c'est reconnaître le pluralisme comme inhérent à la vie ; c'est subordonner la recherche de la vérité à celle du sens. Pour la tradition, le désir de la vérité va de soi : " L'homme désire naturellement savoir ", pensait Aristote. Pour Nietzsche, c'est l'évidence de ce besoin, c'est notre rapport, affectif, à la vérité qui mérite d'être questionné. C.f. Par delà le Bien et le Mal §1.
Interpréter, ce n'est donc pas seulement poser des questions et y répondre, c'est aussi aller à la source de l'interrogation elle‑même et voir dans l'interprétation une chaîne d'évocations qui se répondent, de tendances qui s'affectent les unes les autres. Le privilège de la métaphore repose sur cette capacité de démultiplication des évocations qui s'expliquent les unes les autres, qui se renforcent, se complètent, fonctionnent en échos. La morale, qui précède et détermine notre rapport à la vérité, est elle‑même une certaine interprétation de notre rapport au monde, qui ne s'affirme pas comme telle, et qui à un moment donné a réussi à évincer toutes les autres.
Nietzsche
donne à son questionnement philosophique un cadre
inédit, celui de la philologie, de l'art de la lecture, et de
la généalogie. Prenons l'exemple de la conscience, que
Nietzsche
interprète comme un avatar d'une longue chaîne
d'affects. " Votre jugement : " voilà qui est juste "
a une préhistoire dans vos impulsions, vos penchants, vos
répulsions, vos expériences, vos manques
d'expérience : "Comment ce jugement a‑t‑il pu
se produire ? " devez‑vous vous demander, et
ensuite : " Qu'est‑ce qui me pousse en somme à
l'écouter
?" Vous pouvez obéir à son impératif comme un
brave soldat qui perçoit le commandement de son officier. Ou
bien comme une femme qui aime celui qui commande. Ou encore comme un
flagorneur, un lâche qui craint celui qui commande. Ou enfin
comme un imbécile qui obéit parce qu'il ne trouve rien
à dire là contre. Bref, vous pouvez écouter
votre conscience de cent manières différentes
. " (Le gai savoir, §335 )
La philosophie nietzschéenne multiplie les questions là
où la tradition s'est montrée dogmatique, en faisant de
la conscience un fondement, un principe premier qui se suffit
à lui-même ; pour asseoir cette certitude, elle
s'est contentée d'un discours qui se justifie de lui‑même,
elle ne s'est pas aperçue que dans ce sophisme la conscience
apparaît elle‑même comme le masque que prennent,
pour s'impose " en
douceur ", les idéaux ascétiques. Le renoncement
à un type d'interrogation plus sourcilleux et plus originaire
est la marque d'un dogmatisme
complaisant avec ses propres forces d'imposition et de
maintien : pour parvenir à cette fin, la
" bonne conscience " invoque l'idée d'une science
immédiate du bien et du mal. La tradition joue dans le
même temps sur notre propension à
l'obéissance : mieux vaut obéir à quelque
chose, à n'importe quel maître, plutôt qu'à
rien, et mieux vaut dire " je suis en paix avec ma
conscience " plutôt que " je suis lâche ",
" je suis stupide " ou tout simplement
" j'éprouve du plaisir dans l'obéissance et la
soumission ". La métaphysique se caractérise ainsi
par une sorte de refus : elle refuse de " jouer le
jeu " de l'interprétation, de comprendre la vie sous
l'angle du jeu, on peut même dire qu'elle refuse de comprendre,
purement et simplement. De même que le refoulement freudien
manifestait un déni de la conscience et une complaisance
à l'égard de l'incompréhension,
l'interprétation métaphysique cherche à bannir
l'équivocité, l'obscurité.
Le caractère indéterminé, approximatif, variable de l'interprétation heurte notre désir de simplification, de détermination à toute force. Seulement la lecture morale des pulsions, notamment du désir de commander ou d'obéir, n'est jamais qu'une interprétation parmi d'autres, une interprétation qui est la condition de survie d'une certaine forme de culture. Le point de vue moral est le résultat d'un travail de sélection qui ne se définit pas comme tel. Le désir du vrai se sert de la vérité pour dominer les autres désirs.
C'est dans ce nouveau cadre que peut être reposée la question des erreurs d'interprétation. Il n'y a pas, en réalité, de vraies ou de fausses interprétations, il y a des interprétations fortes et des interprétations faibles (de la douleur par exemple ; on peut donc opposer l'interprétation courageuse de celui qui supporte la douleur à l'interprétation faible de celui qui préfère lui donner une justification morale, une finalité). La valeur de l'interprétation, sa capacité à nous faire vivre, précède le rapport de cette interprétation au vrai et au faux.
Mais peut‑on supporter l'idée qu'il y a ou qu'il pourrait y avoir une infinité d'interprétations possibles ? Et la multiplication à l'infini des interprétations ne nous reconduirait‑elle pas à une forme de relativisme ? Nietzsche répond à ce problème à partir du concept de Züchtung, de maîtrise ascendante. Le pluralisme n'est pas synonyme d'anarchie, de nihilisme - toutes les pulsions ne se valent pas au regard de la vie. Le mouvement des pulsions peut être spiritualisé, élevé, éduqué, il ne conduit pas nécessairement au laisser‑aller, à la retombée dans le " vulgaire ".
Que
reste‑t‑il des croyances tenaces de la métaphysique
dans la pensée d'une transcendance du sens au‑delà
du moyen d'expression qui le produit ? En définitive, qu'est‑ce
que le sens en dehors de sa manifestation ou de son apparition ?
Comme l'explique Gadamer
on peut reconnaître " dans les mots eux‑mêmes
qui portent une chose au langage, un événement
spéculatif. Ce en quoi réside leur visée, c'est
ce qu'ils disent et non pas quelque pensée enfouie dans
l'impuissance d'une particularité qui est subjective. "
( H.‑G. Gadamer, Vérité et
méthode, op.cit., p.
515 )
La théorie de la création sous‑jacente à celle de l'interprétation permet de revoir les conditions d'une séparation entre le sens et sa forme. Pour Gilles Deleuze, " En art, et en peinture comme en musique, il ne s'agit pas de reproduire ou d'inventer des formes, mais de capter des forces. C'est même par là qu'aucun art n'est figuratif. La célèbre formule de Klee " non pas rendre le visible mais rendre visible ", ne signifie pas autre chose. La tâche de la peinture est définie comme la tentative de rendre visibles des forces qui ne le sont pas. " (...) Et n'est‑ce pas le génie de Cézanne, avoir subordonné tous les moyens de la peinture à cette tâche : rendre visibles la force de plissement des montagnes, la force de germination de la pomme, la force thermique d'un paysage... etc. ? Et Van Gogh, Van Gogh a même inventé des forces inconnues, la force inouïe d'une graine de tournesol. "( G. Deleuze, Logique de la sensation, La Différence, Paris, 1981, p. 39‑40). L'interprète s'attachera à expliquer comment l'œuvre produit ses effets plutôt que ce qu'elle signifie. Rendre le visible, c'est rendre quelque chose qui existe indépendamment de l'expression. Rendre visible à même et par l'expression c'est suggérer que toute interprétation doit tenir compte de la constitution conjointe du sens et de la forme. " Idée poétique, disait Paul Valéry, est celle qui, mise en prose, réclame encore le vers " (P. Valéry, Tel quel, " Choses tues ", Gallimard, Paris, 1941, p. 28.)
Cette constitution conjointe nous permet de revenir au deuxième sens de l'interprétation. La bonne interprétation du musicien ou du comédien consiste à atteindre une sorte de transparence entre l'œuvre et la proposition de lecture qui est la leur, si bien que, comme le dit Proust à propos de La Berma, son talent ne fait qu'un avec son rôle. Dans le jeu de la Benna, il n'est plus possible de dissocier les inflexions propres du comédien de celle du personnage. L'interprétation trouve sa perfection dans la totale réappropriation de la figure universelle du caractère du personnage joué par la mimique et l'accent singuliers de la comédienne. La bonne interprétation relie le talent individuel et l'idée de beauté. Le spectateur, dans une disposition d'attente habituée à l'ordinaire, ne la perçoit pas toujours du premier coup. La bonne réception suppose, à l'instar de l'interprétation par le comédien, de réunir en soi le sentiment et l'idée, unité qui produit ce que Proust appelle l'admiration. Faut‑il en ce cas aimer pour comprendre ? L'adhésion à la proposition de l'artiste est‑ elle la condition de l'accès à l'intelligence du jeu ?
Si l'interprétation, ainsi que nous l'avons constaté et tenté de l'expliquer, n'est pas seulement traduction d'un langage dans un autre, n'est-ce pas pare qu'elle est conjointement affaire de compréhension ? Il convient de nous demander à nouveau si le texte a été écrit de manière obscure ou s'il possède une richesse de sens qui mérite un examen approfondi. L'interprétation peut apparaître comme l'explicitation de ce que le texte premier veut dire. Elle doit cependant sa nécessité à la part de mystère qu'il comporte et qui ne permet pas une totale élucidation
Un texte ne requiert-il pas une pré-compréhension pour pouvoir être compris ? La cohésion du sens et du texte, sur laquelle nous nous sommes déjà arrêtés, n'interdit-elle pas appliquer au texte une grille de lecture qui lui est étrangère? On ne peut en effet rester indifférent à l'aspect idéologique de l'interprétation, susceptible de varier selon les options de l'interprète et d'être ainsi existentialiste, marxiste, psychanalytique, structuraliste ou autre.
En dehors de sons caractère idéologique, on a vu que l'interprétation était souvent le paravent de préjugés non avoués. À cela s'ajoute le rapport étroit que la philosophie est susceptible d'entretenir avec la vie personnelle du philosophe lui‑même ‑ ce qui, selon Nietzsche, est beaucoup moins vrai en ce qui concerne le scientifique. Partagée entre l'exigence d'objectivité qui doit légitimer son discours, et les aspects éminemment subjectifs, historiques et idéologiques de tout langage, l'interprétation semble prise entre la science et d'opinion. L'interprétation produit‑elle plutôt le vraisemblable que le vrai, c'est‑à‑dire une vérité approchante, pour ne pas dire approximative, une vraisemblance qui répond aussi aux attentes et aux attendus du public ? Il y a une historicité des interprétations des textes comme il y a une historicité du concept même d'interprétation et de la philosophie de l'interprétation (que G. Gadamer s'emploie à mettre en évidence dans Méthode et Vérité).
L'interprétation doit faire apparaître le sens de l'œuvre par‑delà la double subjectivité de l'auteur et du critique. Cet effort d'objectivité est un arrachement à sa singularité mais aussi à son historicité et pose le problème de l'ambition positiviste de l'interprétation. Comment une interprétation peut‑elle s'arracher à sa propre historicité ? L'œuvre doit‑elle être protégée de la succession contingente des interprétations dont elle peut faire l'objet ?
Doit‑on penser toute interprétation sur le modèle de ce que Claude Lévi‑Strauss a dit du mythe, à savoir, que toutes ses interprétations comme toutes ses versions sont pareillement recevables ? La distinction entre une interprétation vraie et une interprétation fausse perd-elle alors tout sens ?
L'historicité de l'interprétation est en rapport avec le temps, et avec l'essence temporelle de l'homme. La temporalité est une donnée irréductible de l'interprétation. Le sens ne se donne pas d'emblée. La temporalité de la compréhension intervient directement dans la reconstitution du sens. L'effacement de la différence, impliquée par la conservation du sens du texte interprété au sein du texte qui l'interprète est cette tâche spécifique de restitution que Schleiermacher assigne à l'herméneutique. C'est pourquoi il considère qu'à côté du travail " positif " de compréhension, qui vise à mettre en lumière le sens caché du texte et qui repose sur le respect des règles grammaticales, s'impose un travail d'ordre psychologique. "Tout acte de compréhension est pour Schleiermacher l'inversion d'un acte de discours, la reconstruction d'une construction " fait observer G. Gadamerdans Vérité et Méthode, p. 207. Le texte interprétatif est amené à révéler dans l'œuvre des aspects insoupçonnés par son auteur lui. Sur ce principe s'élabore la célèbre formule de Schleiermacherselon laquelle "il faut comprendre un auteur mieux qu'il ne s'est lui‑même compris "( Ibid, p. 211) . Le travail de reconstruction ne prend donc pas exactement le chemin que l'auteur a emprunté, qui crée dans une certaine ignorance du mécanisme singulier de sa création ‑ cette condition justifiant l'ascendant de l'herméneute sur son objet puisqu'il accède à une rationalité de l'œuvre qui échappe à son auteur même. La compréhension suppose la prise en compte des facteurs de la création, facteurs plus ou moins conscients aux yeux de l'auteur lui‑même et que l'interprète a pour mission de répertorier et de reconstituer dans la logique du texte. La tâche de l'interprétation est de donner le vrai sens d'un texte, ce qui suppose une mise en condition préalable qui permet de déterminer le cadre pertinent dans lequel ce sens pourra émerger. L'interprète ne dit pas si ce que dit l'auteur est vrai ou faux, et ce que dit l'interprète n'est pas vrai ou faux au regard de la réalité : l'interprétation correcte est celle qui restitue le sens du texte et qui, par là, rend possible une éventuelle vérification par confrontation avec la réalité.
Le problème de l'implication du sujet dans l'interprétation mérite donc d'être reconsidéré eu égard au fait que cette implication apparaît comme partie intégrante de l'interprétation. Malgré la recherche d'un sens qui s'impose objectivement, force est d'admettre qu'il y a toujours une certaine projection de soi dans l'autre. L'interprète qui cherche à déceler les influences externes et les intentions internes du texte importe aussi ses propres préjugés et attentes dans le message délivré par l'autre. L'implication du sujet qui raconte, qui analyse et qui comprend, dans les actes du sujet observé, ne constitue pas un défaut pour l'interprétation, elle en fait l'intérêt même.
Celui qui interprète, et qui pour interpréter fait dire au texte ce qu'il peut bien vouloir dire, est toujours déjà un être de langage. On interprète des mots avec des mots. Qu'est‑ce qui fait qu'un texte, par nature, s'interprète plutôt qu'il ne s'explique ? Qu'est‑ce que la nécessité de l'interprétation révèle de l'essence du texte, du langage et de l'homme ? L'interprétation est‑ elle une fatalité ou une chance ?
La nécessité de l'interprétation pourrait être comprise comme le signe d'une faiblesse : ce qu'on interprète est ce qui ne va pas de soi, pire encore, ce qui ne se laisse jamais totalement réduire et saisir, ce qui résiste à la pensée. Est-on conduit à interpréter faute de ne pouvoir expliquer ou parce que le réel et l'humain sont irréductibles à l'explication ? L'interprétation apparaît alors comme un phénomène de compensation : elle viendrait combler un manque de clarté en nous faisant préférer une assignation de sens à la persistance d'une interrogation.
L'interprétation révèle que l'homme est un être qui s'interroge en interrogeant les autres sur ce qu'ils ont voulu ou veulent dire. Elle correspond à une modalité originale de rapport de l'homme au monde : dans l'explication scientifique, l'homme se rend possesseur de l'objet de son investigation, dans le dialogue interprétatif le sujet n'impose pas aux choses un sens mais laisse le sens émerger de la chose même. "Le véritable événement herméneutique, écrit Gadamer, consiste dans la venue à la parole de ce qui est dit dans la tradition. C'est donc ici a fortiori qu'il est exact de dire que cet événement n'est pas notre action sur la chose, mais bien l'action de la chose elle‑même " (H.‑G. Gadamer, Vérité et méthode, op. cit. p. 489). L'interprétation qui doit mener à la compréhension abolit la hiérarchie entre l'interprète qui prend possession d'un texte muni d'une technique éprouvée et celui qui se laisse passivement saisir. Gianni Vattimo explique, dans L'éthique de l'interprétation, que "L'herméneutique vise à constituer un langage commun entre l'interprète et le texte (ou, d'une manière générale, l'événement du passé, qui lui aussi nous parvient sous forme de message linguistique " G. Vattimo, Éthique de l'interprétation, op. cit., p. 215.. " L'interprétation donne à la parole déjà prononcée la chance d'une reviviscence qui met en cause l'irréversibilité et la pure linéarité du temps.
La distance temporelle est à la fois ce qui nourrit l'interprétation et ce qui fait mémoire en ramenant la parole écrite à un nouvel événement, une " fête du souvenir " comme le dit Nietzsche. C'est pourquoi l'essence de l'interprétation touche à la racine du sens humain de l'existence. Notre existence est d'essence historique et langagière, telle est la raison par excellence de la nécessité d'interpréter. George Steiner remarque que " Le processus de la traduction diachronique à l'intérieur de sa propre langue naturelle est si constant, nous l'effectuons de façon si inconsciente que nous nous attardons rarement à remarquer la complexité formelle qu'il présente ou le rôle décisif qu'il joue dans l'existence même de la civilisation. ( ... ) Quelle réalité matérielle l'histoire a‑t‑elle en dehors du langage, en dehors de notre croyance interprétative en des données enregistrées essentiellement en termes linguistiques "(le silence n'a pas d'histoire G. Steiner, Après Babel, Albin Michel, Paris, 1978, p. 29) ? L'interprétation est ce par quoi nous transcendons la finitude de notre être, de notre langue, de notre histoire. Parce que le monde est toujours déjà monde humain, structuré par le langage qui donne accès, l'interprétation est constitutive de l'expérience humaine. Comme l'a montré magistralement M. Heidegger en parlant de l'explicitation en quoi consiste la compréhension, l'interprétation révèle l'ouverture à l'être de l'être-là qu'est l'être humain.
Nous venons de découvrir que la question du sens est de nature ontologique : elle fait de l'homme un être en qui, dans sa relation à d'autres êtres - dont il interprète les faits et les dires - il y va de l'être. C'est pourquoi la compréhension n'est pas une manière parmi d'autres de voir le monde, c'est un " existential ", ce en quoi se donne à entendre le sens originaire de notre existence humaine.
Toute interprétation met en relation avec un monde déjà là, donné dans le langage qui le quadrille au sein de ses propres structures énonciatives. "Ni la description de ce qui existe au sein du monde, écrit Heidegger, ni l'interprétation de l'être de ce qui existe ne touchent, comme telles, au phénomène "monde ". Dans l'un et l'autre mode d'accès à l'"être objectif ", le "monde " est déjà ‑ et diversement ‑ "présupposé " " ( M. Heidegger, Être et temps, §18, p. 82). Parce que le monde est toujours déjà là, parce que ce monde est toujours déjà relatif à l'être-là, qui y existe en y étant jeté, il n'y a pas quelque chose comme une réalité objective dont le sens existerait en dehors de son existence au sein du monde, il n'y a pas non plus une modalité d'appréhension de ce qui existe qui précéderait ou régulerait préalablement l'acte de comprendre. Car " L'acte de comprendre est toujours accordé. Si nous interprétons celui‑ci comme un existential fondamental, cela signifie que ce phénomène est conçu comme un mode fondamental de l'être de l'être-là. Par contre, l'acte de " comprendre " entendu comme mode de connaissance entre autres, et distingué, par exemple, de l'acte d" expliquer ", doit être interprété comme un dérivé existential de l'acte de comprendre primaire tel qu'il constitue l'être du Là en général " (M. Heidegger, Être et temps, trad. M. Pérignon, §31).
L'être-là est l'être auquel s'impose la tâche d'interpréter le sens de son être propre et des possibilités qui y sont impliquées. Ce n'est donc ni le vrai, ni le vraisemblable qui nous permettent ici de saisir au mieux le sens de l'interprétation, mais le possible. La mécompréhension, la méconnaissance n'est pas seulement une situation banale, fréquente et anecdotique que l'homme doit remplacer par un état limpide et évident du texte, de l'événement ou de lui-même : si l'homme s'est toujours déjà " fourvoyé " c'est qu'il est le plus souvent oublieux de cette " méconnaissance " originaire de lui-même. Le Dasein est toujours déjà engagé dans des possibilités, "il les prend et s'y méprend ".
L'interprétation ne vient pas après coup donner du sens à une réalité qui en est indépendante et qui pourrait aussi bien se suffire à elle-même, qui l'attend ou bien ne l'attend pas : toute donation de sens la présuppose et la requiert.
N .B. Cette étude doit l’essentiel de sa teneur à l’excellent ouvrage d’Isabel Weiss L'interprétation, © Ed. Ellipses 2002